Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/90

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
84
LE VICOMTE DE LAUNAY.

qu’on a pris en grippe : la preuve, c’est que les personnes qui se sont fait une vie intérieure agréable ne sortent point de chez elles. On a dit : « Le monde est fait pour les heureux, pour les riches. » Il fallait dire : « Les heureux n’ont pas besoin de lui. » Mais ceci demande de longs développements ; nous y reviendrons un autre jour.

Les deux bals de la semaine dernière étaient charmants ; toutes les femmes étaient jolies. Les robes étaient d’une fraîcheur, d’une élégance incomparables. Il n’y avait peut-être pas assez de jeunes hommes, les danseurs étaient rares ; cela rentre encore dans notre idée : les hommes, pouvant se réunir sans façon dans les cercles, dans des clubs, n’ont pas besoin, pour se distraire de la grippe, de se parer et d’aller au bal, extrémité à laquelle les pauvres femmes sont réduites.

Les moralistes commencent à crier au scandale en parlant des bals Musard et Jullien ; quel crime y a-t-il donc à s’amuser en faisant grand bruit et d’une façon assez vulgaire ? Si ce plaisir remplaçait les bonnes œuvres et les saintes lectures, nous dirions comme vous : À bas les plaisirs ! mais, quand on songe que toute cette activité que le peuple emploie à danser, valser, galoper, il pourrait l’employer d’une manière plus fatale, on devient très-indulgent pour les fêtes qui ne peuvent nuire qu’à ceux qui en jouissent. Quand on a vu la démence hostile et cruelle, on pardonne à la folie inoffensive ; quand on a vu le carnaval à l’archevêché, on s’arrange assez bien de le voir à l’Opéra. Eh ! dites-nous, messieurs les politiques à petite morale et à fausse vertu, le galop de Musard ne vaut-il pas mieux que l’émeute ? N’oubliez donc pas qu’il la remplace, et fermez les yeux. On gouvernait le peuple de Rome avec les fêtes que l’on donnait pour lui ; le peuple français gagne lui-même l’argent de ses plaisirs ; c’est lui-même qui en fait les frais, et nos petits Nérons m’ont pas droit de se plaindre, ni de lui ravir une joie qui ne leur coûte rien. Pauvre peuple ! sans tes amis, il y a longtemps que tu serais heureux.

Les pauvres peuples nous font penser aux pauvres rois.

Un voyageur, revenant de Goritz, raconte un trait de M. le duc de Bordeaux qui n’est pas sans intérêt. Le prince avait engagé plusieurs jeunes gens à faire avec lui une grande pro-