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phénomène et la chose en soi, entre l’intelligence et la cause de l’intelligence. Il n’est pas sûr que dans le système de Schopenhauer l’intelligence soit encore explicable. L’intelligence suppose un organisme. Elle naît dans un cerveau. Brusquement elle déploie devant nous notre image du monde. Mais qu’y avait-il donc, quand il n’y avait pas encore d’intelligence ? N’y avait-il pas d’univers ? Les grands phénomènes géologiques antérieurs à l’apparition de la vie n’existaient-ils pas, quand il n’y avait pas de perception vivante pour en reconstruire l’image ? Si leur existence est une hypothèse, comment de l’hypothétique a-t-il pu sortir tout à coup du réel et du nécessaire ? Car l’intelligence se représente comme réelle et nécessaire toute la série des faits qui ont engendré l’univers tel qu’il nous apparaît.

Ce sont les objections que, dans ses notes, Nietzsche fait au système dès 1867[1]. Elles portent contre toute doctrine idéaliste. Les conditions de temps n’ont de réalité, pour l’idéalisme, qu’à l’intérieur de l’intelligence. Le passé est reconstruit dans cette lumière ; mais il n’existe pas, si elle ne vient pas en dessiner les contours. En quelles ténèbres s’abîme donc le temps écoulé et tout son contenu, puisque la pensée considère le passé comme la cause de ce qui est, et que cependant ce passé semble n’exister que dans la pensée présente ? C’est que peut-être l’intelligence actuelle doit être envisagée dans tout son passé. Elle est née par degrés. Ce sera la principale nouveauté que Nietzsche introduira dans l’idéalisme schopenhauérien. Dans tout le premier livre de Die Welt als Wille und Vorstellung, Schopenhauer demeure au point de vue de Kant. Il ne sait rien de la psychologie nouvelle des perceptions. L’histoire des idées abstraites et générales lui


  1. E. Foerster, Das Leben Friedrich Nietzsches, I, 349.