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une réalité, et non pas une construction de l’esprit. Dans la confrontation avec les faits, il faut donc se méfier non pas du pur esprit scientifique de Lamarck, mais des préjugés orgueilleux du métaphysicien allemand. Ce fut, chez Nietzsche, la lutte intérieure qui s’engagea d’abord. Faire à la science sa part, voilà le premier problème que lui avait légué Schopenhauer. Or, dès la première étape dans l’étude scientifique de la vie, Nietzsche trouve son maître trébuchant. Entre la connaissance rationnelle et irrationnelle, Schopenhauer ne découvre qu’une délimitation flottante. Sans doute, il y a une manière de connaître très supérieure aux méthodes de la science et à ses résultats. Il s’agit de saisir l’expérience totale (das Ganze der Erfahrung)[1]. Il y faut une intuition immédiate, un regard en profondeur, qui ne s’attarde pas aux détails ; et voilà proprement la besogne du philosophe. Nietzsche en sera d’avis. Pourtant, s’il y a hétérogénéité de la science et de la métaphysique, il ne saurait y avoir conflit entre elles. Il y aurait là un antagonisme pareil à celui qu’une fausse orthodoxie a imaginé entre la science et la religion. Le libre esprit schopenhauérien doit incorporer à la métaphysique la science intégrale ; et c’est d’un observatoire bâti de tout le savoir accumulé qu’il aperçoit sur l’horizon les lueurs qui peut-être viennent d’un autre monde. Quand Nietzsche essayera de parachever le système de son maître, il finira donc, après une longue hésitation, par justifier, vers 1874, toutes les méthodes de la science, et d’abord les résultats du lamarckisme.

Par contre, la métaphysique schopenhauérienne lui avait paru, dès 1867, un essai malheureux de franchir la barrière entre le relatif et l’absolu. La trouvaille principale de Schopenhauer, son coup de génie, avait été cette





  1. Schopenhauer, Werke, II, 48 ; V, 10.