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elle. Burckhardt se borne à constater le fait. Chez Nietzsche se joint à cette constatation le mépris de notre modernité écrivante. La culture supérieure ne lui paraît pas exiger le secours de la notation écrite qui, indispensable à la science, propage aussi l’état d’esprit scientifique. Et dans sa première période, du moins, Nietzsche croyait que l’état d’esprit scientifique diminue l’intensité de la vie intérieure et de la faculté imaginative.

I. La genèse des genres littéraires. — En Grèce, à toutes les époques, chaque genre littéraire s’adresse à un public préexistant et répond à un besoin social très précis. Le besoin social primitif qui, selon Burckhardt, engendre les œuvres littéraires, c’est le besoin religieux. Pour Nietzsche aussi, la poésie est d’abord une fascination religieuse des esprits. Il est frappé de voir que chez les Grecs surtout, elle a été une opération magique, par laquelle on se conciliait la faveur divine, tandis que l’auditoire se prenait lui-même au sortilège des formules qui devaient incliner jusqu’à lui la volonté des dieux. Mais cette attitude du poète qui se grime et se vêt en Apollon, et qui est acclamé comme le dieu, ou cette salutation du chœur olympique au vainqueur considéré comme l’incarnation même d’Héraclès, comment n’auraient-elles pas été pour Nietzsche une confirmation nouvelle de la théorie qui lui explique l’origine de toute tragédie ? Dans une extase qui se communique à l’auditoire, le chœur voit surgir l’apparition miraculeuse des dieux en personne[1].

Jacob Burckhardt a toujours considéré que l’art s’affranchit en se séparant de la religion et de l’art. Nietzsche est arrivé avec lenteur à la même opinion. Dans sa période wagnérienne, il constate, avec une satisfaction très

  1. Nietzsche, Philologica, t. XVIII, p. 152.