Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/142

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éclaircir. Mais l’importance de son interprétation des philosophes grecs subsiste indépendamment de son exactitude matérielle, et c’est la leçon qu’il nous faut en dégager.


V. — Interprétation sociale de l’événement
philosophique
.


On peut apprendre des Présocratiques en quoi consiste le rôle vivant de la philosophie dans le monde. Car ce rôle n’est pas livresque. Jacob Burckhardt avait montré qu’il n’y a pas eu d’œuvre littéraire en Grèce qui ne fût destinée à un vivant auditoire [1]. De même, le philosophe grec ne s’isole pas. Il est le délégué du peuple et l’interprète lucide de sa souffrance [2]. Les philosophes grecs n’avaient pas le droit de se confiner dans l’inactivité, de fonder cette cité de loisir, cette Apragopolis où s’enferment les modernes [3]. En attaquant la cité natale, ils croyaient encore la servir. Ils se faisaient les ennemis du peuple pour le sauver. Ils pouvaient succomber, mais l’avenir les justifiait toujours. La difficulté est de savoir par quel procédé de pensée ils arrivaient à être ainsi les interprètes de l’avenir.

Nietzsche, lorsqu’il a construit sa théorie de la science et de l’art [4], a généralisé des idées qui lui sont venues à propos des philosophes. À étudier les procédés de l’intelligence dans les grands systèmes, toute pensée apparaît comme anthropomorphique et métaphorique. Penser, c’est concevoir le monde d’une façon imagée qui le représente sur le modèle de l’humanité. En découvrant

  1. V. Les Précurseurs de Nietzsche, p. 314 sq.
  2. Der letzte Philosoph., è 21. W., X, 111.)
  3. Die Philosophie in Bedrängniss, § 57. (W., X, 300.)
  4. V. le chapitre suivant : La philosophie de l’Illusion.