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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/157

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Nietzsche a toujours accordé à Schopenhauer cette sincérité parfaite et cette simplicité où les réalités se reflètent avec des contours exempts de déformation [1]. Cette guerre déclarée par la pensée supérieure aux contingences, est la raison du caractère « intempestif » et insociable du génie. Inimitié nécessaire dès que le génie a parlé, car elle est la guerre à tout ce qui l’empêche de grandir. Mais ce qu’il y a de cruel, c’est que cette guerre est toujours pour lui une défaite. Comment, réduit à lui seul, résisterait-il à l’assaut des multitudes ? Car encore faut-il qu’il vive pour accomplir son œuvre. Or vivre, c’est pactiser avec les hommes ; c’est se faire, avec tout ce que nécessite notre séjour parmi eux, une circonvallation de mensonges. La foule des convenances aussitôt s’impose, crée des malentendus qu’on ne peut pas dissiper, enveloppe d’apparences fausses l’âme la plus pure et la plus libre. Ce mensonge inévitable enfonce dans leur solitude ces hommes rares, de qui tous les actes, s’ils étaient compris, paraîtraient insolites ; de qui toutes les paroles, entendues en leur sens vrai, seraient inintelligibles au commun [2].

Aussi vivent-ils une vie de retraite mélancolique et de colère grondante. Ils pleurent comme Beethoven ou se désespèrent d’indignation comme Kleist, mais ils périssent, et l’avenir seul entendra leurs imprécations ou leurs sanglots.

Schopenhauer a-t-il vécu de cette vie dangereuse ? Nietzsche le dit, mais a-t-il pu le croire ? Nous ne pouvons reconnaître dans cette peinture tragique l’amateur méprisant, qui s’est vengé de ses insuccès littéraires en criblant de sarcasmes ses compatriotes et l’humanité. Ce

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 2.’ (((W((., I, 397 sq.)
  2. Ibid., § 3. (W., I, 407.)