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action. Ainsi de Nietzsche. Si l’existence universelle est une tragédie, il en entend d’abord la musique émouvante. Puis des attitudes humaines se dessinent pour lui dans une « nuit de pourpre » ou dans un rayonnement d’émeraude ; et leurs gestes lui disent tout le drame de l’humanité à venir.

Son enthousiasme pour cette grande et douloureuse destinée éclate en accès de colère contre tout ce qui la menace. L’amour et la haine emplissent son âme orageuse, s’y succèdent, s’y battent ou y fusionnent sans trouver l’équilibre, bien que son rêve le plus haut ait toujours été de demeurer durablement et de reposer « comme sur des nuées », dans la quiétude mystique dont le frisson, à de rares heures, l’a traversé[1].

Côte à côte avec le sentiment, l’intelligence poursuit son travail critique. Ce travail ne contrarie pas l’émotion primitive. Il l’épure, la fortifie, la sert :


Quand nous exerçons notre critique, a écrit Nietzsche, il n’y a rien là de volontaire et d’impersonnel. Critiquer, c’est prouver souvent que des forces vivantes et bourgeonnantes travaillent en nous, qui font craquer une écorce. Nous usons de dénégation. Il le faut bien, parce que quelque chose en nous veut vivre et s’affirmer, qui peut-être nous est encore inconnu et invisible[2].


La critique, chez Nietzsche, traduit donc sa vie, comme le sentiment. Elle jaillit du sentiment, comme l’éclair de la nue. Elle est ce sentiment déployé, amplifié dans une conscience qui veut se rendre compte de ses moyens d’action. Ou inversement le sentiment est de la conscience claire condensée. Comme les sensations de couleur, de chaleur ou de son naissent en nous d’une infinité

  1. Fröhliche Wissenschaft. § 288. (W, 218.)
  2. Ibid., § 307. (W., V, 236.)