Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/265

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plus en plus. Il redevient État-pirate et organisation de proie. Il triomphe, certes. Il peut même apporter de l’intelligence dans cette barbarie. Les Allemands, en 1870, ont pu opposer à la France une discipline plus ferme, une obéissance plus calme, une science de la guerre plus complète, une bravoure uniforme et tenace qui a eu raison de la furie française. La victoire allemande est explicable ; et elle a été méritée. Personne ne le conteste ; et les Français, en la reconnaissant, ont fait preuve d’intelligence et de justice. L’humiliation est pour les Allemands, qui prétendent interpréter leur victoire comme un triomphe de la « culture allemande ». C’est que la notion même de civilisation intellectuelle est pour eux obscurcie. « In Deutschland ist der reine Begriff der Cultur verloren gegangen [1]. »

L’État n’est pas fait nécessairement pour guerroyer, ni pour triompher. Il n’a pas pour destination non plus de nous mettre à l’abri de la guerre. Le remous d’événements sanglants qui constituent la vie de l’univers bat de son flot l’État aussi. Dira-t-on qu’il lui faut bien se défendre et remplir sa mission ? Nietzsche répond qu’il peut l’avoir accomplie en succombant. Il suffit qu’il ait fourni à une poignée d’hommes l’occasion et le moyen de créer une œuvre éternelle. On objectera que c’est une œuvre aristocratique ? À coup sûr. Mais si les créateurs de l’œuvre sont peut-être en petit nombre, tous les hommes bénéficient de ce que crée cette élite. Ce qui unifie les hommes divisés dans leur vouloir égoïste, c’est leur admiration d’une conduite sublime ou une image de pure beauté. Ils plongent alors un instant dans la profondeur du vouloir commun, d’où émerge toute vie, et dans la commune imagination qui la console et la

  1. David Strauss, der Bekenner, § 1. (W., I, 183.)