Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/288

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Nous avons souffert de ce passé jusqu’à la clairvoyance. Mais nous aurons le courage de le détruire, à force d’en avoir souffert.

À prétendre libérer ainsi des énergies jusque-là paralysées, on s’expose à un risque peut-être mortel. Les Lamarckiens ont démontré pour les espèces vivantes le danger qui les guette lorsqu’elles quittent leur habitat natal. Plus d’une a péri dans la migration. Mais comme elle périrait aussi à ne pas l’entreprendre, mieux vaut sans doute courir une dernière chance [1]. Il en va ainsi de l’espèce humaine. La souffrance l’oblige, quand les formes sociales sont usées, à quitter son ancienne nature et à se refaire, par l’habitude, de nouveaux instincts. Cela ne va pas sans cicatrices. Cette seconde nature, greffée sur la première, reste fragile très longtemps. L’histoire, alors, vient à notre secours. Elle nous apprend le succès de plus d’une de ces greffes. Elle enseigne que même la première nature a été habitude d’abord, et que toute habitade se fixe en instinct naturel. L’histoire est ainsi un enseignement de révolution autant que de traditionalisme. Il est seulement vrai que ses leçons ne s’adressent pas aux mêmes hommes au même moment.

Il y a des hommes à qui elles sont toujours nuisibles : Nietzsche ne croit pas pouvoir se dérober à cette contrepartie dune démonstration qui procède par dilemmes. Les méthodes de l’analyse critique, découvertes par une pensée souffrante et encline au blâme, peuvent se détacher de la fonction pour laquelle elles sont d’abord créées. Elles ne sont plus alors épaulées par l’instinct constructif qui justifie la destruction préalable. On dissèque par curiosité sèche. On essaie de savoir pour savoir. Une classe nouvelle de savants donnera son empreinte à la généra-

  1. Vom Nutzen iind Nachteil der Historie, § 3. (W., I, 307-309.)