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sous la forme d’une vingtaine d’opuscules intitulés : Considérations antiques (Altertümliche Betrachtungen). Il aurait prouvé que Nietzsche, historien de la plus haute des civilisations, celle des Grecs, avait qualité pour juger de toute civilisation[1].

Ce qui doit décider de l’exposé d’une doctrine, c’est une raison doctrinale. Elle se joint ici à la raison historique pour nous obliger à interpréter d’abord la théorie nietzschéenne de la tragédie. Une civilisation pour Nietzsche se traduit par son art, c’est-à-dire par le langage suggestif qui lui sert à discipliner les vouloirs. L’art exprime cette civilisation

  1. On remarquera l’analogie du titre avec celui des Unzeitgemaesse Betrachtungen. Mais en 1870, l’ « intempestivité », pour Nietzsche, c’est de parler au nom de l’antiquité vraie. Les opuscules projetés étaient les suivants, d’après le Nachbericht d’Ernst Holzer au t. IX, 452, der Werke ; 1. L’Esthétique d’Aristote ; 2. Les Études antiques ; 3. Sur l’Esthétique des Tragiques, I et II ; 4. La personnalité d’Homère ; 5. Le pessimisme dans l’antiquité ; 6. Le lyrisme grec ; 7. Démocrite ; 8. Héraclite ; 9. Pythagore ; 10. Empédocle ; 11. Socrate ; 12. La vendetta (Blutrache) chez les Grecs ; 13. L’Idée de tribu ; 14. Le suicide ; 15. Sociabilité et Solitude ; 16. Métier manuel et Art ; 17. L’Amitié ; 18. La mythologie d’Hésiode ; 19. Les philosophes considérés comme artistes. Ce qui a prévalu, c’est le projet sur la tragédie et le projet sur la philosophie présocratique.

    Pour les lecteurs qui ne voudraient pas se reporter à la Jeunesse de Nietzsche, je rappellerai qu’il existe de la Geburt der Tragödie sept plans différents, partiellement réalisés, et publiés au t. IX des Werke par les soins d’Ernst Holzer : 1o  Les deux conférences du 18 janvier et du 1er  février 1870 : intitulées Das griechische Musikdrama et Sokrates und die Tragödie. Elles devaient former deux des Altertumliche Betrachtungen projetées ; — 2o Un fragment rédigé l’été de 1870 et intitulé Die Dionysische Weltanschauung. qui a passé presque en entier dans les premiers chapitres de Geburt der Tragödie, mais dont il reste (W., IX, 85, 100) d’importants paragraphes inutilisés ; — 3o Un plan infiniment élargi, Die Tragödie und die Freigeister, daté du 22 septembre 1870 et que, probablement, Nietzsche emporta pendant les courtes semaines où il fit campagne en France. Il eût traité de la portée sociale de l’art et des droits de la liberté de l’esprit. Il eût posé déjà le problème des limites de la science. L’art tragique y fût apparu comme le ciment vivant des sociétés ; le poète et l’homme tragique comme les précepteurs vrais de l’humanité. Un vaste excursus sur l’État grec nous eût exposé, sur un exemple concret, les idées de Nietzsche sur la civilisation. Toute une métaphysique de la science et de l’art eût terminé le livre ; — 4o Un traité intitulé Ursprung und Ziel der Tragödie, projeté l’hiver de