Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/329

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et naturelle, il joint : 1o la clairvoyance du philosophe ; 2o le don surnaturel de se communiquer (dämonische Uebertragbarkeit, Mitteilbarkeit') [1]. Il plonge les âmes dans un étrange somnambulisme, et, par une suggestion puissante, transfusant en elles son émotion, il libère aussi leur propre énergie et leur rêve. Un même fluide, issu de sa grande âme, fait communier avec lui les multitudes, et fait passer en elles, à son commandement, l’énergie universelle dont il déborde [2].

Cette esthétique émersonienne entend l’inspiration dionysiaque comme un influx physique, un don d’établir entre les esprits une magnétique solidarité. Elle est d’emblée fascination, suggestion d’attitudes et de gestes, donc art intégral :


Dans une danse impétueusement rythmée et pourtant légère, en gestes d’extase, le dramaturge primitif parle de ce qui se passe en lui et de ce qui se passe dans la nature [3].


Mais songeons-y : Il n’est plus vrai alors que la tragédie naisse de la musique ; et c’est pourquoi on ne pourra pas à en vouloir à Wagner d’avoir un pauvre don musical. Il a un don plus complexe, le génie de pénétrer toutes choses par la pensée et d’extérioriser l’émotion qu’il en a reçue. Il est le mime puissant qui prête son âme à toutes les dépouilles qu’il anime, mais va puiser aussi au tréfonds des âmes étrangères la sensibilité qui ruissellera de lui. Il n’y a pas un être au monde dont il ne sache faire revivre l’image et simuler la vie à force de divination [4].

Le système « pluraliste » que Nietzsche tire de Lamarck remanié et d’Emerson propose donc pour la tragédie une

  1. R. Wagner in Bayreuth, §§ 7 et 9. (W., I, 538, 560.)
  2. Ibid., § §9. (W., 1, 560.)
  3. Ibid., § 7. (W., I, 544.)
  4. Ibid., § 7 (W., I, 539, 540) ; fragm. posth., 370. (W., X, 463.)