Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/331

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Wagner, seul, a trouvé le langage fluide qui suit et scande, dans leur ondulation, toutes les émotions éparses dans le monde. Sa musique ressemble à l’univers tel que le conçoit Nietzsche après les Présocratiques. Elle fixe des points d’intensité, des qualités émotives, d’où se propagent les ondes d’une vie de l’âme.


Wagner plonge dans l’aurore, dans les forêts, dans la brume, dans les crevasses et les cimes. Il se baigne du frisson des nuits et de clair de lune. Il est aux écoutes de leur obscur désir [1].


C’est ce qui lui fait une inventivité si ingénieuse dans le détail ; et les plus faibles remous de la vie élémentaire se dessinent en rides fugitives sur le flot de cette passion chantante. Mais toutes les émotions, discrètes ou impétueuses, sont entraînées dans l’immense courant qui emporte l’ensemble symphonique, comme la cataracte lointaine attire déjà le fleuve et lui fait subir le vertige de l’abîme [2].

2o Le drame de la liberté de l’esprit. — Quelle puérilité il y aurait alors à exiger de la tragédie qu’elle s’exprimât par mythes ? Ce serait affirmer que l’artiste dionysiaque ne peut surgir que dans l’ère mythologique des peuples. Mais le dionysisme renaît en tous les temps. Il est une de ces diathèses par laquelle la vie se protège et se sauve, dès qu’elle se sent menacée. On ne peut pas dire que Wagner revienne au mythe, mais il nous restitue l’état d’esprit d’où, chez les peuples jeunes, les mythes surgissaient.

La musique elle-même charrie des mythes en formation, des embryons de pensée qui n’ont pas encore la forme des idées abstraites. Elle nous donne, dit Nietzsche,

  1. R. Wagner in Bayreuth, § 9. (W.,l, 567.)
  2. Ibid., § 9. (W., I, 571.)