Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/333

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voilà la forme, gracieuse encore, mais édulcorée, efféminée, où vit cette pensée mythologique de notre temps. Nietzsche se trompe en fait, mais il se trompe avec Jacob Grimm, s’il voit dans les contes de fée des réductions dégénérées de la légende héroïque et divine. Inutile d’argumenter contre une théorie aujourd’hui abandonnée, mais qu’au temps de Nietzsche, avant l’immense travail des folk-loristes et des sociologues actuels, il n’était pas déshonorant de professer [1].

Pour l’instant, Nietzsche justifie Wagner d’avoir évité les mièvres légendes populaires où se complaît un opéra-comique doucereux, et d’avoir évoqué, dans leur rude grandeur, les dieux barbares et les chevaliers du Gral. La pensée virile de Wagner va au peuple : mais veut un peuple redressé dans sa forte carrure primitive. Elle va à lui sous le masque des dieux qu’il reconnaîtra.

Par la plainte de ses premiers opéras, Wagner posait à son peuple le problème du lien qui joint la multitude et le génie. Le peuple reconnaîtra-t-il la souffrance qui lui est commune avec les envoyés divins, héros ou poètes ? Les laissera-t-il s’en retourner dans leur solitude ? La détresse de ce doute crie dans le Vaisseau-Fantôme, dans Tannhaeuser et dans Lohengrin [2]. Tristan, c’est la grande âme de Wagner, assaillie de tentations, dégoûtée des ruses et des injustices que nécessite la lutte, et qui désespérément se réfugie dans l’amour libérateur, infini, empédocléen, pur malgré ses crimes, parce qu’il vit de la nostalgie qui fondra tous les êtres dans une grande

  1. Jacob Grimm, Deutsche Mythologie. Il est bien plus probable que la légende des héros a été composée, en tous pays, avec des fragments de folk-lore inférieur soudés bout à bout. La légende des dieux est fréquemment une traduction dramatique des rites qui servent à leur culte, et elle s’enrichit, elle aussi, de détails empruntés au folk-lore.
  2. Ibid., § 8. (W., I, 551.)