Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/336

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Ce sont là les qualités certaines d’une langue qui cherche à envelopper d’émotion les objets plutôt qu’elle ne cherche à les décrire. On peut accorder que Wagner a résolu par ce langage archaïsant, réduit à un balbutiement héroïque, la difficulté dont il a eu, le premier, la perception aiguë : celle de mettre d’accord le lent développement de l’émotion musicale avec le développement rapide de la pensée parlée. Son langage ne dit que des joies ou des tristesses lentement vibrantes, des velléités éployées à mesure, des volontés tendues. Entre les substantifs, foyers principaux de rayonnement, déferlent par ondulations larges ou douces, les verbes vagues. Pour chacun de ses drames, Wagner compose ainsi une musique particulière de paroles, enveloppées et submergées par la mélodie, rythmées comme les gestes pathétiques ou risibles des personnages.

Ce don de créer un style nouveau pour chaque œuvre est ce que Nietzsche a admiré le plus en Wagner ; et c’est le secret dont il s’est, depuis, emparé le mieux. Mais ce dynamisme de la langue wagnérienne, où quelques centres de force échangent le rayonnement de leurs énergies, n’est-elle pas déjà un symbole de l’univers que conçoit Nietzsche ? En ce sens, il a pu dire que sa description du style wagnérien anticipait le style du Zarathustra [1]. La langue wagnérienne renonçait aux formes figées des concepts, pour redevenir un milieu traversé d’effluves fulgurants, dont la seule décharge rythmée dessinait en traits de feu les formes nouvelles. La vie mentale se replongeait dans les forces vierges de l’univers et les traduisait. Le style nouveau recueillait cette vie universelle et redevenait

  1. Ecce Homo. (W., XV, 67.) Nous croyons que, dans ce passage, Nietzsche commet une erreur de référence, et qu’il a voulu rapprocher la page 91 de la Geburt der Tragödie, édition princeps (W., I, 114) de la page 71 de Richard Wagner in Bayreuth, édition princeps (W., I, 561).