Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/340

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Les hommes auxquels il parle sont encore à naître. Sous les structures mentales d’aujourd’hui, Wagner aperçoit déjà les formes d’esprit qui en sortiront. Il plonge, d’un regard empédocléen, dans le chaos de ces formes embryonnaires. Alors pourquoi cette conclusion menaçante de Nietzsche :


Que sera Wagner pour ce peuple futur ?… Non pas comme il voudrait peul-êfre nous le paraître à nous, un Voyant qui scrute l’avenir, mais l’interprète et le panégyriste d’une ère révolue [1].


Pour comprendre Nietzsche, évitons de lui prêter des truismes trop élémentaires. Il serait sans intérêt d’affirmer que les temps futurs, dont les contours à peine se dessinent à nos yeux, sombreront à leur tour. Un lieu commun aussi déclamatoire ne peut terminer ce tragique plaidoyer. La déception de Nietzsche et son immense orgueil consistent à penser que, dès maintenant, Wagner est tourné vers le passé ; que déjà il s’attarde, et que la marche des siècles le condamne. L’art wagnérien n’a été qu’un effort d’ascension transitoire, terminé dans l’essoufflement. Du haut de la colline de Bayreuth, Wagner avait cru entrevoir les régions de l’espoir nouveau : il n’y atteindra plus. Trop dédaigneux, il n’a pas voulu suivre son guide trop jeune ; ou, trahi par ses forces, il ne l’a pas pu.

Dès lors, une conclusion s’impose : la grande émotion heureuse, qui anticipait sur la vie à venir et par laquelle les premiers collaborateurs de Wagner se sentaient dispensateurs à leur tour de bonheur et de fécondité [2], elle venait de ce qu’il y avait de nietzschéen dans le wagnérisme. Pour apprécier ce qui pouvait survivre à l’œuvre wagnérienne, il fallait être disciple de Nietzsche.

  1. Ibid.
  2. R. Wagner in Bayreuth, § 8. (W., I, 559.)