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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/346

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et se défaisait avec cette vie. Il avait fallu la pensée allemande, de Leibnitz à Novalis, pour concevoir qu’il y avait entre l’étendue et la pensée, entre la matière et l’esprit, non seulement des liens de fait, mais des analogies de nature ; et qu’une méthode existait, celle des infiniment petits, qui permettait d’imaginer la transition de l’une à l’autre par une infinité de moyens termes.

Quand Nietzsche n’aurait pas eu pour Jean-Jacques Rousseau l’antipathie célèbre qui s’accusera de jour en jour, il était un historien éclairé par une trop ancienne expérience pour qu’il pût maintenir entre l’état de nature et l’état civilisé l’antagonisme qu’avait imaginé le dur esprit puritain du Genevois, dans son étroitesse nourrie de la vieille sagesse des petites villes suisses. Depuis Voltaire, on savait le prix de la civilisation supérieure et sa fragilité. Depuis Schiller et Gœthe, on ne songeait plus à la défaire, mais à en recréer le mystère, après l’avoir deviné. Déjà Hegel et Auguste Comte croyaient avoir découvert les lois qui la ramènent ou la transforment. Des travaux amoncelés sans nombre faisaient apercevoir, derrière la splendeur des civilisations conscientes, des âges qui ne savent encore dessiner ni les formes au dehors ni les idées au dedans, qui n’aperçoivent pas les contours des objets dans leur pureté, ni les mouvements comme une suite enchaînée de causes et d’effets, mais les voient dans une brume habitée de fantômes et de mystérieuses forces. L’âme même est pénétrée de ces énergies où elle ne s’oriente pas, mais qui s’insinuent en elle, et la font tressaillir d’épouvante et d’enivrement. Comnient de là tirer la conscience claire, la pensée ? Comment cette pensée se maintient-elle au milieu des puissances ténébreuses qui la cernent et l’imprègnent, mais d’où elle doit extraire de la lumière ? C’est le problème complexe de Nietzsche. Il faut le décomposer en ses problèmes partiels.