Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/354

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dieux imaginés par les hobereaux d’Ionie. Quand ceux-ci triomphent, quand les poèmes homériques deviennent des chants nationaux, c’est l’avènement de la sérénité grecque. Elle est un fait social. Elle signifie que les dieux d’une aristocratie de clans militaires l’emportent sur la religion trouble des tribus à demi sauvages, tapies au creux des vallées éoliennes. Dieux guerriers comme ces chefs de clans, passionnés, adonnés à des ressentiments profonds, vivant de loisirs et de fêtes, mais aimant la beauté, la musique, toutes les distractions d’une caste oisive, riche et brave : hobereaux divins, désœuvrés, gouvernés par un chef de clan plus fort. Il n’y a pas de différence notable entre l’humanité grecque et les dieux qu’elle se donne. D’elle à eux, le héros grec trace un chemin : il s’assied à leur table ; il est presque leur égal. Il suffit maintenant de livrer cet idéal aux statuaires. Ils dresseront dans la cella secrète des temples toute une humanité divine, paisible comme l’éternelle vie que symbolise la tranquillité de leur force intelligente installée sur le chaos enfin ordonné.

Immense bienfait que le miracle de cette sérénité grecque. Il semble que Nietzsche l’ait un peu oublié, tant il l’a cru fragile ; tant il a, sous le rideau de transparente splendeur, senti frémir encore les puissances de ténèbres. Les cultes dissolus et cruels des premiers âges pouvaient subsister dans des recoins lointains, leur explosion indécente reprendre parfois les hommes comme une épidémie délirante. La haute image d’une aristocratie divine, lumineuse, fière, est assise pourtant sur la civilisation entière. Les cultes de la mort pleins de superstitions sanglantes reculent devant cette religion lucide. Elle a fait cesser la barbarie, sinon dans toute la Grèce, du moins dans ses États dirigeants. Pour cinq siècles lumineux, elle refoule la superstition immonde de