Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/363

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grouperont par grands ensembles disjoints entre eux. Il n’y a peut-être pas de lien entre les vérités mathématiques, les lois mécaniques et physiques, les faits de la chimie, les faits de la nature organique. Chacune de ses sciences a son langage, approprié aux faits spéciaux qu’elle étudie. Ce lien qui manque, Nietzsche revendique pour l’esprit le droit de le renouer. Et jamais nous ne mettrons assez d’audace à inventer l’hypothèse qui établira ce lien. L’invention de cette hypothèse sera la tâche propre de la philosophie. Entre toutes les sciences, si diverses de langage, il peut s’établir une communication par un langage unique : ce sera le langage de la philosophie nouvelle. En le créant, elle relève les titres d’une hoirie ancienne et souveraine dont aucune science positive ne pourra jamais la déposséder.

Ce langage de la philosophie sera imagé. Au centre rayonneront quelques éclatantes métonymies, quelques radieuses métaphores d’humanité. Il n’est pas d’autre ressource : si le plus pâle des concepts, le verbe être (esse), signifie étymologiquement « respirer », l’ontologie rigoureuse d’un Parménide repose encore sur une métaphore qui assimile l’être à une respiration humaine[1]. D’où nous vient cette prérogative de traduire en un langage emprunté à la vie de l’homme les choses étrangères à lui ? Il ne s’agit pas d’une métaphore qui prétend rétrécir la réalité à sa mesure. C’est l’image qui s’agrandira et se dilatera jusqu’à se modeler sur la réalité. Il y a là un droit de notre âme et de notre intelligence. Héritière des religions, la philosophie revendique ce droit provisoire en attendant que se complète une science, dont la besogne est illimitée et qui, de sa nature,

  1. Nietzsche, Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen, § 11. (W., X, 61.).