Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/367

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gnement ; et dans l’ère moderne, où s’est éteint le mythe d’un monde invisible, si l’on nous demande à quoi peut s’employer notre faculté d’idéal, « notre besoin soudain de recréer des dieux », répondons : Elle ne peut que travailler, sans le moyen terme de la religion, à ébaucher une civilisation nouvelle.

Puisque, selon Nietzsche, une civilisation est un tout, il en faut alors définir l’unité. Une analyse historique attentive et l’expérience des siècles futurs pourront seuls vérifier sa pensée. Nietzsche voit dans une civilisation un de ces ensembles solidaires comme en définissent les biologistes. Dans un vivant, aucun tissu, aucun organe ne saurait changer sans entramer un changement complémentaire des autres organes et des autres tissus. Une civilisation, pour naître, ou du moins pour atteindre à sa perfection, exige de même un effort concerté de toutes les forces qui la font vivre. Elle est un système fermé, prédestiné à une certaine vie, et qui souffre et meurt, quand ses organes dégénèrent par atrophie ou par pléthore[1]. Les idées directrices de ce système peuvent s’épeler dans tout ce qui manifeste la vie mentale, morale ou artistique d’un peuple. Mais elle ne se lit clairement que dans la conscience de lui qu’on appelle sa philosophie.

L’ère moderne, sans que soit éteinte la flamme fumeuse des croyances médiévales, semble avoir essayé de réaliser trois systèmes d’idées génératrices de civilisation : 1o un système intellectualiste ; 2o un système naturaliste ; 3o un système personnaliste. Ce sont eux que Nietzsche trouvait devant lui, avec les débris amorphes des svstèmes antérieurs.

  1. Peut-être est-ce le cas de rappeler que Rudolf Eucken appelle de tels systèmes de vie des syntagmes. V. de lui Die Einheit des Geisteslebens in Bewusstsein und That der Menschheit, 1888. La théorie de Nietzsche devance donc et prépare la philosophie d’Eucken.