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plus profonde dissonance en nous et la plus nécessaire. Non certes, les images ne sont pas de la musique ; et les mots ne sont pas des images. Mais, de même que du vouloir émergent les sentiments qui se fixent en gestes, de même, dans l’émotion qui monte de lui, le flot musical roule déjà des images. Inversement, ces images, les mots qui en sont le signe, les évoquent de nouveau avec une intensité et un rythme qui ont leur musique. Ou comme le dit Nietzsche, dans un langage qui essaie de symboliser cet étrange phénomène mental : Apollon s’approche d’Archiloque assoupi de la léthargie dionysiaque, le touche du laurier sacré, et aussitôt des visions radieuses surgissent dans le sommeil du poète. Des fumées de l’ivresse se dégagent les rêves qui traduisent en images la nostalgie profonde du moi universel.

Il en est déjà ainsi dans le chant populaire et dans le primitif dithyrambe. Mais le lyrisme cultivé des époques tardives, où la part du sentiment conscient et imagé, comme la part du beau langage seront plus grandes, ne renie point ses origines. Homère est séparé de Pindare par tout l’abîme ouvert entre la plastique et la musique : entre eux, il y a les flûtes orgiaques de l’Olympe[1]. C’est pourquoi une impétuosité dionysiaque entraîne les images d’une ode de Pindare ou d’un chœur d’Eschyle, et il le faut bien. L’enchevêtrement de la pensée, le remous des métaphores, l’accent oraculaire sont propres à dire un miracle : la transfiguration magique de l’homme et du monde[2]. Nous nous étonnons parfois de ce désordre et de cette difficulté du lyrisme grec. C’est qu’il n’est pas destiné à être compris par l’entendement. Le poète parlait dans l’ivresse divine et son délire se communiquait. Les

  1. Geb. der Tragödie, § 6. (W., l, 47.)
  2. Musik und Tragödie. (W., IX, 223.)