Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/53

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Par couches superposées se succèdent ainsi les âges de la civilisation et de l’art. Chacune des couches marque un amalgame nouveau de la croyance acceptée, de la forme admise, de l’imagination fixée, avec la vie novatrice qui sourd des choses, et atteste chaque fois qu’une civilisation inconnue vient d’éclore. Il est ainsi possible de discerner la plus haute des formes d’art et de civilisation que les Grecs aient atteinte, et ils l’atteignirent, dit Nietzsche, dans l’âge de la tragédie athénienne. La tragédie attique est cette forme d’art où se pénètrent, par une suprême dissonance, l’état d’esprit apollinien et l’exaltation dionysiaque.

Sur le sens qu’il faut attacher à ce grand fait, l’opinion de Nietzsche n’a pas été constante. Il semble bien que pour un schopenhauérien exact et un wagnérien fidèle, il eût été logique de représenter la naissance de la tragédie comme un grand événement européen, où l’Asie, militairement vaincue, fut victorieuse par l’esprit. Car la tragédie vit d’un principe dionysiaque venu d’Orient et la plastique apollinienne à elle seule n’aurait pas suffi à enfanter des mythes tragiques. Affirmons donc que, dès ses débuts, Nietzsche innove par rapport à Schopenhauer et à Wagner. De brefs aperçus célèbrent la tragédie attique comme une « victoire médique » des Hellènes en matière d’art. Par la tragédie, les Athéniens ont maîtrisé, pour le temps au moins où dura leur suprématie intellectuelle, l’instinct de l’immense, du monstrueux et de l’infini que propage le culte du redoutable dieu d’Asie, Dionysos. Ils ont su accueillir et retenir, dans une forme d’art mesurée, cette inspiration si trouble. Quand cette forme d’art se brisa, « tout le labeur de l’hellénisme sembla dépensé en vain ». Car la religion dionysiaque a fini par submerger le monde, quand elle s’est appelée le christianisme. La prouesse la plus haute de