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blic était saisi de l’enivrement dionysiaque, et que, sans cette exaltation, on n’assistait à aucun spectacle, on n’entendait rien d’intelligible. Ainsi, pour Nietzsche, le chœur à l’origine est à la fois le seul spectateur et le seul acteur. Dans la tragédie, il n’y avait pas d’autre action que celle de ce chœur, faite tout entière de danses et de chants.

Ce chœur étant un chœur de satyres, tous les spectateurs de la tragédie primitive se sentaient redevenus satyres, puisque le chœur seul voit se dérouler un spectacle, inexistant pour tout autre. Il représente la primitive et frénétique troupe qui parcourait la forêt, pleine de son dieu. Il sent aboli en lui, par la même métamorphose, son moi humain ; il dépouille sa civilisation comme un vêtement usé. Il se replonge dans la nature et dans l’abîme effrayant de la vie universelle. Il participe pour quelques heures à cette réalité féroce et absurde ; et c’est pourquoi il revêt à ses propres yeux cette forme bestiale et comique du satyre[1]. Le satyre est l’homme que ne corrompt pas encore la connaissance, et qui, dans l’ensorcellement dionysiaque, retourne à sa condition primitive. Il a discerné, sous les formes changeantes des hommes, la vie cruelle, dont ces formes sont les masques successifs. Pénétrer jusqu’à cette vie, saigner avec elle, partager son existence de désir inassouvi et d’épouvante, est une souffrance qui enlève tout usage de la parole sensée : Il ne reste que le cri désespéré.

Mais, encore une fois, prendre conscience d’une douleur, n’est-ce pas déjà l’apaiser ? La conscience est sereine toujours. C’est pourquoi nulle douleur consciente n’est sans consolation. Nietzsche pense qu’il arrive à notre regard intérieur l’inverse de ce qui se produit pour notre rétine, quand elle fixe le soleil trop longtemps. La lu-

  1. Geburt der Tragödie, § 8. (W., I, 57.)