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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/57

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d’une mémoire commune, qui est la pensée même du peuple. Une même imagination créatrice, présente en tous les esprits, dessine en tous la forme d’un dieu identique[1].

Comment se fait-il cependant que la vision intérieure du chœur se soit matérialisée peu à peu dans un spectacle figuré ? pourquoi a-t-elle exigé une scène avec ses décors, des acteurs de chair et d’os, tandis que des rangées de spectateurs se détachaient du chœur pour se grouper sur les gradins, d’où ils considéraient comme étrangers à eux les mouvements du chœur lui-même ? Ce fut l’œuvre de l’art. On fit un amalgame savant du dithyrambe primitif, issu de l’inspiration religieuse spontanée, et des cérémonies secrètes qui se célébraient dans les mystères réservés à une élite d’initiés. Dans ces mystères, il fallait convaincre, prêcher, faire l’évidence sensible tout de suite. Nietzsche est au niveau de la science de son temps lorsqu’il conjecture qu’une action sacrée se passait réellement dans les labyrinthes d’Éleusis, avec des effets de scène foudroyants sous un éclairage magique. Ce sont les prêtres qui inventèrent le théâtre, comme une initiation. Pour briser l’ascendant que prenait la prêtrise par ces initiations secrètes, les tyrans sans doute eurent l’idée d’associer la foule entière à des mystères célébrés au grand jour[2]. Les Dionysies populaires en formèrent le noyau. Le chœur dithyrambique remplaça la prêtrise pour donner au peuple le frisson dionysiaque. Pisistrate encouragea Thespis. Le procédé théâtral d’Éleusis sortit de son ombre sacrée, et toute la plèbe d’Athènes connut l’ivresse des initiés. Un acte politique du pouvoir civil décida du

  1. V. plus bas la théorie de ce vouloir, de cette mémoire et de cette imagination commune à tous les êtres, au chap. de La Philosophie de l’Illusion.
  2. Vorarbeiten zu den Vorträgen, etc., § 3. (W., IX, 61.)