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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/58

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plus grand progrès qui eût encore été fait par l’art et par la civilisation d’Athènes.

Pour Nietzsche, le foyer rayonnant de la tragédie, à l’époque de sa pleine force, c’est donc le chœur. Aussi supposait-elle d’autres spectateurs que notre théâtre. Elle n’avait pas le public harassé qui, dans nos grandes villes, le soir, après une morne journée de travail, essaie de stimuler par des plaisirs frelatés ses sens émoussés. À Athènes, un auditoire jeune, et de sensibilité fraîche, surexcité par une atmosphère de fête, aspirait à longs traits le breuvage tragique ; et, comme il lui était offert rarement, il y goûtait chaque fois avec une émotion neuve[1]. Il cédait puissamment à la suggestion lyrique. Il entrait dans le chœur des satyres extatiques ; avec eux, il se sentait transformé, et la vision tragique s’ouvrait pour lui. Mais ce dieu, qui, dans les plus anciennes tragédies, ne se montrait pas sur la scène, qui n’était présent qu’à la vision intérieure, marchait maintenant et parlait dans une forme corporelle.

Pourtant n’était-ce pas une grande transformation que cette présence de l’acteur ; et n’atteste-t-elle pas une décadence de la foi visionnaire des premiers tenips ? Non. Car ce que voyait le spectateur, ce n’était pas la marionnette étrange, monstrueuse, juchée sur des cothurnes, avec un masque enluminé, et dont les gestes lents s’accompagnaient de longues lamentations modulées comme la a lection » monotone du prêtre catholique d’aujourd’hui. Cette figure n’est qu’un symbole informe, mais chargé de suggestion. Le spectateur ne prend pas garde à la simplicité barbare du moyen magique. L’antique hallucination religieuse le ressaisit. Le personnage qui surgit semble marcher derrière un voile de vapeur et dans

  1. W., IX, 41.