Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/60

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était simple : il était de souffrir, de donner son sang. Si singulier que cela paraisse aux modernes, la tragédie attique était dénuée d’action. L’action survint, quand naquit le dialogue et, même alors, les actes décisifs se passaient derrière la scène. Le sujet unique de la tragédie la plus ancienne était de dire comment meurt un dieu ; de retracer, en paroles brèves et fulgurantes, quelques épisodes de cette histoire simple et émouvante, afin que le chœur eût l’occasion d’éclater en cris d’adoration, en sanglots, en réflexions d’une sagesse désabusée, qui sait le secret de l’univers. Sur la scène dénuée de profondeur, le spectacle se déroulait comme, sur la frise d’un temple, un bas-relief immobile[1].

Comment alors le sujet de la tragédie, fixé par le rite et par la tradition, a-t-il pu changer ? Comment Dionysos a-t-il fait place sur la scène à d’autres héros ? Nietzsche a appris de Welcker que les héros tragiques sans distinction ne sont que des masques du même Dionysos. Malgré la diversité de leurs noms, ils ne sont que les avatars d’un même dieu, et leur fonction est unique : offrir à l’homme des visions consolantes pour le décider à accepter le mal de vivre. Les cultes différents sont des dialectes par lesquels s’exprime, dans le peuple, une même imagination. Plus tard, les poètes, au gré d’une fantaisie plus individualisée, ont choisi des héros symboliques encore plus différents. Mais de quelque nom héroïque ou divin qu’elle proclame la gloire, toujours la tragédie montre une même attitude divine : et Nietzsche n’hésite pas à utiliser des textes orphiques tardifs, qui n’ont rien eu, sans doute, de commun avec la tragédie, pour affirmer que son sujet unique, c’est le Dieu démem-

  1. Das griechische Musikdrama. (W., IX, 48.)