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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/61

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bré et mutilé par les Titans, le Zagreus qui souffre pour donner naissance à l’Univers. Toujours la tragédie enseigne donc un même mystère : c’est que le démembrement du dieu a causé la souffrance de tous les vivants, qu’il est le crime métaphysique éternel.

Par sa lacération, Dionysos s’est transformé en la foule des êtres et des hommes. Les dieux étaient nés de son sourire quand il rayonnait dans sa gloire intacte : les créatures sont nées de ses larmes et de sa douleur, quand il fut déchiré. Mais un jour, selon l’espérance desépoptes, le dieu renaîtra ; et ce sera la fin du supplice qui a dispersé ses membres saignants. Voilà la lueur de joie qui plane sur le monde et qui fait éclater le chœur en dithyrambes. Un jour le sortilège de l’individuation sera rompu. L’univers retournera à l’innocence et à la concorde d’un unique vouloir. Cette espérance devenue visible est le message et la signification de l’art tragique.

Message redoutable et qui montre combien l’art de la tragédie fut essentiel à la civilisation grecque. Ce qu’il signifie, aie bien prendre, c’est que les dieux de l’Olympe eux-mêmes ne sont assurés d’aucune durée. La philosophie qui émane de l’art tragique les juge et a reconnu leur caducité. Ils sont des rêves tardifs dont les Grecs eurent besoin pour sortir de la trouble préhistoire qu’ils appelaient lépoque des Titans. Mais l’esprit titanique reste vivant, quoique garrotté sous l’Etna. Il renaît plus puissant dans la musique dionysiaque. La tragédie, qui a reconnu dans le fond de l’être une nature sauvage et nue, fixe du regard les dieux, et quiconque a été touché de ce regard foudroyant sait qu’il va mourir. C’est ainsi que Prométhée, dans Eschyle, peut prédire aux dieux leur crépuscule.

L’humanité grecque entière s’engloutit dans ce déclin de ses dieux. Mais jamais civilisation ne sombra dans un