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couchant coloré de feux plus héroïques. Une dernière fois les figures de la mythologie hellénique se dorent de la flamme apollinienne et se dressent dans un mélancolique orgueil avant de sombrer dans l’oubli. Ce miracle est dû à la tragédie. Voilà comment l’art conserve les croyances anciennes et, avec elles, les civilisations qui en vivaient. Il est un grand spécifique qui arrête, pour un temps, la dissolution du corps social.

Rien pourtant ne peut enrayer la décomposition inévitable. C’est ce qui apparaît comme certain, dit Nietzsche, si nous songeons que la tragédie, formée d’une rencontre heureuse, doit demeurer un très instable composé. Que l’inspiration dionysiaque y prédomine, elle n’est pas encore la tragédie, mais le furieux dithyrambe. Que la pensée apollinienne l’emporte, elle déchoira, corrompue par l’excès de clarté verbale et logique. Bien que la tragédie soit une, elle a deux styles toujours : un style dynamique et fort, mobile et d’un sombre coloris, le style du chœur, qui se ressent de son origine musicale ; et un autre style plus pâle, voisin de l’épopée, et qui s’élève aux régions de l’intelligence claire : c’est celui que parlent les personnages dans leur dialogue. Les poètes tragiques diffèrent entre eux, selon la part qu’ils ont faite au style du chœur ou au style du dialogue. Eschyle, pour Nietzsche comme pour Jules Girard, représente la perfection tragique, parce qu’il est resté très sacerdotal et musical. Ses personnages parlent une langue concise, , farouche et lyrique[1]. Ses drames les plus anciens sont pleins d’une philosophie qu’il puise dans la force de son

  1. W., IX, 63. Mais dans l’Introduction à Œdipe Roi (1870), § 9, Nietzsche avait dit : « Sophocles geht auf der aeschyleischen Bahn vorwärts. Tragisch ist die Weltanschauung nur bei Sophocles. » Eschyle représenterait encore l’optimisme épique, repris depuis par Euripide. (Philologica, W., XVI, 317, 360.)