Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/63

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inspiration dionysiaque. Pour lui, l’unité de l’univers est une Moïra qui siège, comme une justice éternelle, au-dessus des hommes et des dieux. Eschyle pèse dans cette balance redoutable toutes les choses saintes ; et il sait qu’un jour les dieux eux-mêmes seront trouvés trop légers. La tragédie est une « transvaluation de toutes les valeurs ».

Il est conforme, non seulement au wagnérisme de Nietzsche, mais à sa préoccupation darwinienne, de chercher à cette supériorité d’Eschyle une explication biologique. Eschyle témoigne par son audace qu’il est un Aryen vrai ; mais il prouve par son sens de la mysticité qu’il est un Aryen d’Orient. Sans être un Sémite, il n’a pourtant pas la corruption rationaliste, qui fait des Occidentaux des calculateurs prudents, étrangers au sens du mystère. De ce point de vue, il n’est pas sans importance qu’Eschyle ait choisi pour sujet d’un drame le mythe de Prométhée. Il a voulu que toute civilisation, et lapossession du feu qui en est le symbole, fût une conquête humaine ; qu’elle fût un mérite, mais un mérite sacrilège. Car les Aryens, à l’inverse des Sémites, croient que le péché ennoblit. Mais de plus, cette faute empiète sur les dieux. L’individu, dans un effort titanique, s’identifie avec le divin. Combien cela est peu apollinien, puisqu’Apollon est le dieu de la mesure et de la connaissance qui nous fait apercevoir notre limite ! Combien cela est peu socratique ! Tous nos maux ensuite dérivent de cette faute première comme une conséquence légitime. Eschyle le sait. Mais qu’est-ce que souffrir éternellement, auprès de la joie de créer ? On reconnaît ici l’esprit des grands philosophes grecs d’Asie Mineure. Eschyle partage la pensée tragique d’un Héraclite et l’applique à la mission du poète. L’art a pour rançon la souffrance. Le génie se dévoue à son œuvre jusqu’à la mort. C’est cette glorifi-