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Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, III.djvu/98

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bêtes et armés de cornes. Une inhumanité monstrueuse peut se concilier, dans ce délire, avec la surhumanité qui participe à la vie divine. Il peut advenir que les initiés dévorent crues les bêtes du sacrifice. C’est dans cette fièvre démente seulement que les Bacchantes croient se gorger de miel et de lait, en s’abreuvant dans les fleuves. L’univers matériel se transfigure en entier[1]. L’âme des sectateurs de Dionysos se sent gonflée de forces nouvelles. Elle discerne comme toutes voisines les choses éloignées dans le temps et dans l’espace. Elle prophétise comme la Pythie de Delphes.

Torrentielle, l’épidémie religieuse gagne la Boétie et le Péloponèse. Il y eut des résistances. Les prêtres des cultes établis essayèrent de capter la source de ce dangereux enthousiasme. Ils inventèrent une discipline sacerdotale, des rites de lustration qui accueillaient et modéraient l’extase. Dionysos s’humanisa. À Delphes, si Apollon est un intrus, la divination continue à se faire par inspiration dionysiaque. Mais c’est une inspiration épurée[2]. Malgré tout, il est resté dans les âmes grecques une disposition morbide. Des fêtes secrètes et sombres, avec des sacrifices humains, se conservaient dans les régions reculées. Aucune purification n’eut raison de ce goût sanglant du corybantisme. Le pli mystique se prit pour toujours. L’hiéromanie, le besoin de l’union intime avec Dieu, envahit l’Occident par là. Les penseurs les plus hauts en sont atteints ; et c’est merveille de voir Rohde poursuivre cette analyse jusque dans les tragiques et dans la philosophie platonicienne la plus abstraite.

Il avait songé, en 1877, à une Histoire des sentiments moraux, qui aurait montré comment, dans le mysticisme

  1. Ibid., p. 310, 313.
  2. Ibid., p. 347.