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Page:Armagnac - Quinze Jours de campagne, 1889.djvu/127

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sur le gazon. Mon pauvre ami avait la peau du pied droit enlevée par la marche : tout le talon était à vif ; chaque pas lui causait une cuisante souffrance. J’étais en ce moment le plus vaillant des deux, je le soutenais de mon mieux et j’essayais de le distraire, mais lui faire oublier son mal n’était pas chose facile.

Enfin, au tournant d’une montagne, nous voyons brusquement se découper sur le ciel la silhouette de la sombre forteresse où nous allions être enfermés. Nous arrivons à Bouillon. Le bourgmestre, prévenu, se lève en hâte, nous fait donner à chacun un petit verre d’une eau-de-vie de marc dont je ne pus avaler une gorgée, puis nous nous rendons au château.

Nous passons le pont-levis, toujours abaissé et même, si je ne me trompe, actuellement converti en pont fixe ; mais nous trouvons la poterne fermée. Le bourgmestre soulève le lourd marteau et fait retentir la porte bardée de fer. On n’ouvre pas. Le gardien, couché dans un petit bâtiment éloigné, n’a pas entendu. Il frappe de nouveau. Les soldats belges heurtent aussi avec la crosse de leurs fusils ; même silence. Alors le bourgmestre envoie à l’hôtel de ville chercher les grosses clefs ; elles sont rouillées ; depuis 1853, on ne s’en était pas servi ; on n’entre jamais qu’en compagnie du gardien. De guerre lasse on va chercher un serrurier. Pendant ce temps-là, trois bons quarts d’heure au moins, assis sur le parapet du pont des fossés, nous pensions à ceux que nous avions perdus, à nos parents, à nos amis, aux malheurs de la patrie. Certes nous n’avions jamais rêvé d’aller à Berlin, mais nous avions pensé du moins que notre sacrifice serait utile, et nous nous trouvions désarmés, vaincus, épuisés, à la porte d’une prison, et cela au soir d’un immense désastre.