Page:Armagnac - Quinze Jours de campagne, 1889.djvu/97

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perte de temps. S’il retarde le premier jour, il désorganise la poursuite, il rend l’adversaire timide ou tout au moins plus circonspect, et il facilite au contraire les mouvements ultérieurs.

Bientôt les débris de ce malheureux corps commencent à passer devant nous. Les soldats arrivent en désordre, pâles, abattus, maudissant leurs chefs et mourant de faim. La plupart jettent un œil d’envie sur les pains à moitié moisis ficelés à nos sacs, et quand, émus de pitié, nous leur en donnons un morceau, ils se le disputent comme des bêtes fauves.

Dans ce pèle-mêle nous voyons des soldats de diverses armes conservant chacun, dans la défaite même, cet esprit de corps qui devient une seconde nature. Ici c’est un zouave. Il a encore l’air fier et martial comme un lion acculé ; le vrai zouave peut battre en retraite, il ne fuit jamais. La calotte en arrière, là veste et le gilet ouverts, la figure, le cou, les mains noirs de poudre, le chassepot en bandoulière, il marche lestement, malgré son énorme sac en pyramide que surmonte un moulin à café. Là, c’est un cuirassier démonté, embarrassé dans ses grosses bottes ; il a jeté son casque et sa trop pesante cuirasse et s’avance péniblement. Voici venir une batterie, ou plutôt les restes d’une batterie. Les artilleurs, enveloppés dans leurs grands manteaux, paraissent abattus, mais résignés ; ils ont conscience d’avoir lutté autant que l’inégalité des armes le leur permettait. Un jeune soldat, blessé et affaibli par le sang qu’il a perdu, dort à cheval sur un canon dans la position d’un cavalier novice qui, pour ne pas tomber, entourerait de ses deux bras le cou de sa monture. Il faut avoir bien besoin de sommeil pour dormir sur un semblable lit. Au milieu de tout cela, on voit de