Page:Armagnac - Quinze Jours de campagne, 1889.djvu/98

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temps en temps briller le képi doré d’un officier supérieur essayant de remettre un peu d’ordre dans le défilé. C’est surtout la ligne qui a souffert. Nos pauvres fantassins viennent par petites bandes, sans sacs, sans képis ; les uns se traînent en s’appuyant sur leurs fusils, les autres ont la tête entourée de linges sanglants, d’autres le bras en écharpe.

Tout d’un coup la panique augmente. On ne passe plus que sur l’un des ponts, l’autre a besoin de réparations et l’ennemi s’avance. Sur les hauteurs, à l’extrémité de la vallée dans laquelle nous sommes en bataille, nous voyons, redoublant d’intensité à mesure que le jour baisse, les vives lueurs d’une fusillade à laquelle nous comptons bientôt prendre notre part ; mais les efforts de l’arrière-garde continrent l’ennemi, qui, fatigué lui-même, arrêta son mouvement un peu après la tombée du jour. Nous gardons cependant notre poste et nous surveillons le passage des troupes. Puis, vers minuit, nous traversons nous-mêmes les ponts, qui avaient fléchi sous la masse énorme qu’ils avaient supportée et qui étaient recouverts de quelques centimètres d’eau. Quelle nuit ! Jusqu’à trois heures et demie du matin, nous sommes restés l’arme au bras, piétinant sur place, avançant de quelques pas, puis nous arrêtant pour laisser passer les malheureux retardataires, blessés pour la plupart, tous hâves, silencieux, exténués, le désespoir sur le visage et dans le cœur. Un brouillard épais couvrait la prairie que nous traversions et nous pénétrait ; nous mourions de faim, de fatigue et de froid ; pas un mot ne s’échangeait entre nous. Le désespoir s’était emparé de nos cœurs. Jamais, si longtemps que je vive, je n’oublierai les souffrances de cette épouvantable nuit.