Page:Armagnac - Quinze Jours de campagne, 1889.djvu/99

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Enfin nous nous arrêtons. Je m’enveloppe dans ma toile de tente, où j’avais, toute la nuit, porté de la viande crue et qui était encore toute dégouttante de sang ; je me jette à terre et je m’assoupis un instant, la tête sur mon sac. À quatre heures et demie, après un repos d’une heure passée, auprès du village de Douzy, dans un champ labouré dont les sillons étaient de vrais ruisseaux, nous reprîmes les armes. Dans la belle et large route qui conduit à Sedan se pressait une véritable trombe. Sur quatre rangs passaient pêle-mêle, tantôt au pas, tantôt au galop, fourgons, canons, caissons, mitrailleuses, prolonges, voitures de toutes sortes, et à chaque véhicule s’accrochaient une grappe d’hommes à bout de forces. Et ce torrent allait s’engouffrer dans le fatal entonnoir de Sedan. Le découragement, la consternation paraissaient sur tous les visages. C’était bien une panique. Rien qu’à voir ce spectacle navrant on avait la certitude absolue de la défaite, et bien qu’il y eût une certaine apparence d’ordre, l’abattement était partout. Des bruits alarmants, vrais, exagérés ou faux, circulaient parmi les soldats. Ils disaient l’habileté des généraux ennemis et l’incapacité des nôtres, le nombre effrayant des Allemands, leurs ruses, leur manière lâche, mais sûre de combattre, profitant, pour se cacher, de tous les obstacles, bois, fossés, haies, murs, etc. ; ils parlaient avec effroi de l’artillerie prussienne, du nombre des pièces, de leur puissance, de leur portée, des terribles effets de leurs projectiles. On voyait des espions partout ; tous nos chefs étaient vendus ; on avait trouvé des Russes parmi les Prussiens, nous avions donc contre nous les deux plus grandes nations du continent. Que sais-je ? bien d’autres choses encore. Le soldat français est ainsi fait.