Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/10

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très-claire, et de même aussi l’idée de toutes les dépendances de notre pensée, comme juger, raisonner, douter, vouloir, désirer, sentir, imaginer.

» Les idées confuses et obscures sont celles que nous avons des qualités sensibles, comme des couleurs, des sons, des odeurs, des goûts, du froid, du chaud, de la pesanteur, etc., comme aussi de nos appétits, de la faim, de la soif, de la douleur corporelle, et voici ce qui fait que ces idées sont confuses.

» Si les hommes ont bien vu que la douleur n’est pas dans le feu qui brûle la main, peut-être qu’ils se sont encore trompés en croyant qu’elle est dans la main que le feu brûle ; au lieu qu’à le bien prendre, elle n’est que dans l’esprit, quoique à l’occasion de ce qui se passe dans la main, parce que la douleur n’est autre chose qu’un sentiment d’aversion que l’âme conçoit de quelque mouvement contraire à la constitution naturelle de son corps.

» Si quelque obstruction empêche que les filets de nerfs ne puissent communiquer leur mouvement au cerveau, comme il arrive dans la paralysie, il se peut faire qu’un homme voie couper et brûler sa main sans qu’il en sente de la douleur ; et au contraire ce qui semble bien étrange, on peut avoir ce qu’on appelle mal à la main sans avoir de main, comme il arrive très-souvent à ceux qui ont la main coupée.

CHAPITRE X. — Quelques exemples de ces idées confuses et obscures, tirés de la morale.

» La première et la principale pente de la concupiscence est vers le plaisir des sens qui naît de certains objets extérieurs ; et comme l’âme s’aperçoit que ce plaisir qu’elle aime lui vient de ces choses, elle y joint incontinent l’idée de bien, et celle de mal à ce qui l’en prive. Ensuite, voyant que les richesses et la puissance humaine sont les moyens ordinaires de se rendre maître de ces objets de la concupiscence, elle commence à les regarder comme de grands biens, et par conséquent elle juge heureux les riches et les grands qui les possèdent, et malheureux les pauvres qui en sont privés.

» Or, comme il y a une certaine excellence dans le bonheur, elle ne sépare jamais ces deux idées, et elle regarde toujours comme grands tous ceux qu’elle considère comme heureux, et comme petits ceux qu’elle estime pauvres et malheureux ; et c’est la raison du mépris que l’on fait des pauvres, et de l’estime que l’on fait des riches.

Il n’y a rien de plus ordinaire que de voir ces vains fantômes, composés des faux jugements des hommes, donner le branle aux plus grandes entreprises, et servir de principal objet à toute la conduite de la vie des hommes.

» Cette valeur, si estimée dans le monde, qui fait que ceux qui passent pour braves se précipitent sans crainte dans les plus grands dangers, n’est souvent qu’un effet de l’application de leur esprit à ces images vides et creuses qui le remplissent.

» Qu’est-ce que se proposent ces gens qui bâtissent des maisons superbes beaucoup au-dessus de leur condition et de leur fortune ? Ils s’imaginent que tous ceux qui verront leurs palais concevront des mouvements de respect et d’admiration pour celui qui en est le maître.