Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/100

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l’idée de bien, et celle de mal à ce qui l’en prive. Ensuite, voyant que les richesses et la puissance humaine sont les moyens ordinaires de se rendre maître de ces objets de la concupiscence, elle commence à les regarder comme de grands biens, et par conséquent elle juge heureux les riches et les grands qui les possèdent, et malheureux les pauvres qui en sont privés.

Or, comme il y a une certaine excellence dans le bonheur, elle ne sépare jamais ces deux idées, et elle regarde toujours comme grands tous ceux qu’elle considère comme heureux, et comme petits ceux qu’elle estime pauvres et malheureux ; et c’est la raison du mépris que l’on fait des pauvres, et de l’estime que l’on fait des riches. Ces jugements sont si injustes et si faux, que saint Thomas[1] croit que c’est ce regard d’estime et d’admiration pour les riches qui est condamné si sévèrement par l’apôtre saint Jacques[2], lorsqu’il défend de donner un siége plus élevé aux riches qu’aux pauvres dans les assemblées ecclésiastiques ; car ce passage ne pouvant s’entendre à la lettre d’une défense de rendre certains devoirs extérieurs plutôt aux riches qu’aux pauvres, puisque l’ordre du monde, que la religion ne trouble point, souffre ces préférences[3], et que les saints mêmes les ont pratiquées, il semble qu’on doive l’entendre de cette préférence intérieure qui fait regarder les pauvres comme sous les pieds des riches, et les riches comme étant infiniment élevés au-dessus des pauvres.

Mais quoique ces idées et les jugements qui en naissent soient faux et déraisonnables, ils sont néanmoins communs à tous les hommes, qui ne les ont pas corrigés parce qu’ils sont produits par la concupiscence dont ils sont tous infectés. Et il arrive de là que l’on ne se forme pas seulement ces idées des riches, mais que l’on sait que

  1. Saint Thomas d’Aquin (né en 1227, mort en 1274) surnommé Doctor angelicus. Sa Somme de théologie est son principal ouvrage.
  2. Saint Jacques, dit le Mineur, apôtre, premier évêque de Jérusalem, où il périt massacré par le peuple en 62. Pour le passage dont il est parlé dans le texte, voir son Épître adressée aux douze tribus dispersées, ch. II, 3.
  3. Interprétation étrange d’une parole de l’apôtre qui est cependant très-claire.