Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/114

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laissent dans leur confusion : d’où il arrive que la plupart de leurs disputes ne sont que des disputes de mots ; et, de plus, qu’ils se servent de ce qu’il y a de clair et de vrai dans les idées confuses, pour établir ce qu’elles ont d’obscur et de faux ; ce qui se reconnaîtrait facilement si on avait défini les noms[1]. Ainsi, les philosophes croient d’ordinaire que la chose du monde la plus claire est, que le feu est chaud, et qu’une pierre est pesante, et que ce serait une folie de le nier, et, en effet, ils le persuaderont à tout le monde, tant qu’on n’aura point défini les noms ; mais, en les définissant, on découvrira aisément si ce qu’on leur niera sur ce sujet est clair ou obscur ; car il leur faut demander ce qu’ils entendent par le mot de chaud et par le mot de pesant. Que s’ils répondent que, par chaud, ils entendent seulement ce qui est propre à causer en nous le sentiment de la chaleur, et par pesant, ce qui tombe en bas, n’étant point soutenu, ils ont raison de dire qu’il faut être déraisonnable pour nier que le feu soit chaud, et qu’une pierre soit pesante ; mais, s’ils entendent par chaud ce qui a en soi une qualité semblable à ce que nous nous imaginons quand nous sentons de la chaleur, et par pesant ce qui a en soi un principe intérieur qui le fait aller vers le centre, sans être poussé par quoi que ce soit, il sera facile alors de leur montrer que ce n’est point leur nier une chose claire, mais très-obscure, pour ne pas dire très-fausse, que de leur nier qu’en ce sens le feu soit chaud et qu’une pierre soit pesante, parce qu’il est bien clair que le feu nous fait avoir le sentiment de la chaleur par l’impression qu’il fait sur notre corps ; mais il n’est nullement clair que le feu ait rien en lui qui soit semblable à ce que nous sentons quand nous sommes auprès du feu : et il est de même fort clair qu’une pierre descend en bas quand on la laisse ; mais il n’est nullement clair qu’elle y descende d’elle-même, sans que rien la pousse en bas.

  1. « Si les hommes voulaient dire quelles idées ils attachent aux mots dont ils se servent, il ne pourrait pas y avoir la moitié tant d’obscurité ou de dispute qu’il y en a. » Locke, Essai, liv. III, ch. X.