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ou vicieux, en les réduisant à la forme des arguments plus communs, pour en juger ensuite par les règles communes ; mais comme il n’y a point d’apparence que notre esprit ait besoin de cette réduction pour faire ce jugement, cela a fait penser qu’il fallait qu’il y eût des règles plus générales, sur lesquelles même les communes fussent appuyées, par où l’on reconnût plus facilement la bonté ou le défaut de toutes sortes de syllogismes : et voici ce qui en est venu dans l’esprit.

» On peut juger de la bonté ou du défaut de tout syllogisme, sans considérer s’il est simple ou composé, complexe ou incomplexe, et sans prendre garde aux figures ni aux modes, par ce seul principe général, que l’une des deux propositions doit contenir la conclusion, et l’autre faire voir qu’elle la contient : c’est ce qui se comprendra mieux par des exemples.

Exemple. Je doute si ce raisonnement est bon :

Le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui commettent des actions criminelles ;

Or, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle ;

Donc le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui se battent en duel.

» Je n’ai que faire de me mettre en peine pour savoir à quelle figure ni à quel mode on peut le réduire ; mais il me suffit de considérer si la conclusion est contenue dans l’une des deux premières propositions, et si l’autre le fait voir.

Chapitre XIV. — Des enthymèmes et des sentences enthymématiques.

» L’enthymème est un syllogisme parfait dans l’esprit, mais imparfait dans l’expression, parce qu’on y supprime quelqu’une des propositions comme trop claire et trop connue, et comme étant facilement suppléée par l’esprit de ceux à qui l’on parle. Cette manière d’argument est si commune dans les discours et dans les écrits, qu’il est rare, au contraire, que l’on y exprime toutes les propositions, parce qu’il y en a d’ordinaire une assez claire pour être supposée, et que la nature de l’esprit humain est d’aimer mieux qu’on lui laisse quelque chose à suppléer, que non pas qu’on s’imagine qu’il ait besoin d’être instruit de tout.

» Ainsi cette suppression flatte la vanité de ceux à qui l’on parle, en se remettant de quelque chose à leur intelligence, et en abrégeant le discours, elle le rend plus fort et plus vif. Il est certain, par exemple, que si de ce vers de la Médée d’Ovide, qui contient un enthymème très-élégant :

Servare potui, perdere an possim, rogas ?
Je t’ai pu conserver, je te pourrai donc perdre ?

on en avait fait un argument en forme en cette manière : celui qui peut conserver peut perdre ; or, je t’ai pu conserver : donc je te pourrai perdre, toute la grâce en serait ôtée.

» Les enthymèmes sont donc la manière ordinaire dont les hommes expriment leurs raisonnements, en supprimant la proposition qu’ils jugent devoir être facilement suppléée ; et cette proposition est tantôt la majeure, tantôt la mineure, et quelquefois la conclusion.

» Au lieu que la méthode de l’école est de proposer l’argument entier, et ensuite de prouver la proposition qui reçoit difficulté, celle que l’on suit dans les discours ordinaires est de joindre aux propositions douteuses les preuves qui les établissent, ce qui fait une espèce d’argument