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CHAPITRE XII

Des sujets confus équivalents à deux sujets.


Il est important, pour mieux comprendre la nature de ce qu’on appelle sujet dans les propositions, d’ajouter ici une remarque qui a été faite dans des ouvrages plus considérables que celui-ci, mais qui, appartenant à la logique, peut trouver ici sa place.

C’est que, lorsque deux ou plusieurs choses qui ont quelque ressemblance se succèdent l’une à l’autre dans le même lieu, et principalement quand il n’y paraît pas de différence sensible, quoique les hommes puissent les distinguer en parlant métaphysiquement, ils ne les distinguent pas néanmoins dans leurs discours ordinaires ; mais, les réunissant sous une idée commune qui n’en fait pas voir la différence et qui ne marque que ce qu’ils ont de commun, ils en parlent comme si c’était une même chose.

C’est ainsi que, quoique nous changions d’air à tout moment, nous regardons néanmoins l’air qui nous environne comme étant toujours le même, et nous disons que de froid il est devenu chaud comme si c’était le même ; au lieu que souvent cet air, que nous sentons froid, n’est pas le même que celui que nous trouvions chaud.

Cette eau, disons-nous aussi en parlant d’une rivière, était trouble il y a deux jours, et la voilà claire comme du cristal : cependant combien s’en faut-il que ce soit la même eau ! In idem flumen bis non descendimus, dit Sénèque, manet idem fluminis nomen, aqua transmissa est[1].

Nous considérons le corps des animaux, et nous en parlons comme étant toujours le même, quoique nous ne soyons pas assurés qu’au bout de quelques années il reste aucune partie de la première matière qui le composait ; et non-seulement nous en parlons comme d’un même corps sans y faire réflexion, mais nous le faisons aussi lorsque nous y faisons une réflexion expresse. Car le langage ordinaire permet de dire : le corps de cet animal était composé, il y a dix ans, de certaines parties de matière, et maintenant il est composé de parties toutes différentes. Il semble qu’il y ait de la contradiction dans ce discours ; car si les parties sont toutes différentes, ce n’est donc pas le même corps ; il est vrai ; mais on en parle néanmoins comme d’un même corps ; et ce qui rend ces propositions véritables, c’est que le même terme est pris pour différents sujets dans cette différente application.

Auguste disait de la ville de Rome qu’il l’avait trouvée de brique, et qu’il la laissait de marbre. On dit de même d’une ville, d’une maison,

  1. Sénèque, Épîtres à Lucilius, 58.