Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/172

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d’une église, qu’elle a été ruinée en un tel temps, et rétablie en un autre temps. Quelle est donc cette Rome qui est tantôt de brique et tantôt de marbre ? quelles sont ces villes, ces maisons, ces églises qui sont ruinées en un temps et rétablies en un autre ? Cette Rome, qui était de brique, était-elle la même que la Rome de marbre ? Non, mais l’esprit ne laisse pas de se former une certaine idée confuse de Rome à qui il attribue ces deux qualités, d’être de brique en un temps et de marbre en un autre ; et quand il en fait ensuite des propositions, et qu’il dit, par exemple, que Rome, qui avait été de brique avant Auguste, était de marbre quand il mourut, le mot de Rome, qui ne paraît qu’un sujet, en marque néanmoins deux réellement distincts, mais réunis sous une idée confuse de Rome, qui fait que l’esprit ne s’aperçoit pas de la distinction de ces sujets.

C’est par là qu’on a éclairci, dans le livre dont on a emprunté cette remarque[1], l’embarras affecté que les ministres se plaisent à trouver dans cette proposition, ceci est mon corps, que personne n’y trouvera en suivant les lumières du sens commun. Car, comme on ne dira jamais que c’était une proposition fort embarrassée et fort difficile à entendre que de dire d’une église qui aurait été brûlée et rebâtie : cette église fut brûlée il y a dix ans, et elle a été rebâtie depuis un an ; de même on ne saurait dire raisonnablement qu’il y ait aucune difficulté à entendre cette proposition : ceci, qui est du pain en ce moment-ci, est mon corps en cet autre moment. Il est vrai que ce n’est pas le même ceci dans ces différents moments, comme l’église brûlée et l’église rebâtie ne sont pas réellement la même église ; mais l’esprit, concevant et le pain et le corps de Jésus-Christ sous une idée commune d’objet présent qu’il exprime par ceci, attribue à cet objet réellement double, et qui n’est un que d’une unité de confusion, d’être pain en un certain moment et d’être le corps de Jésus-Christ en un autre ; de même qu’ayant formé de cette église brûlée et de cette église rebâtie une idée commune d’église, il donne à cette idée confuse deux attributs qui ne peuvent convenir au même sujet.

Il s’ensuit de là qu’il n’y a aucune difficulté dans cette proposition, ceci est mon corps, prise au sens des catholiques, puisqu’elle n’est que l’abrégé de cette autre proposition parfaitement claire, ceci, qui est du pain dans ce moment-ci, est mon corps dans cet autre moment ; et que l’esprit supplée tout ce qui n’est pas exprimé. Car, comme nous avons remarqué à la fin de la première partie, quand on se sert du pronom démonstratif hoc, pour marquer quelque chose exposé aux sens, l’idée formée précisément par le pronom demeurant confuse, l’esprit y ajoute des idées claires et distinctes tirées des sens par forme de proposition incidente. Ainsi Jésus-Christ prononçant le mot de ceci, l’esprit des apôtres y ajoutait qui est pain ; et comme il concevait qu’il était pain dans ce moment-là, il y faisait aussi cette addition du temps ; et ainsi le mot de ceci formait cette idée, ceci qui est du pain dans ce moment-ci.

  1. Le traité de la Perpétuité de la Foi d’Arnauld.