Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/175

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point d’empêchement naturel à se servir des sons, ou pour n’avoir pu les apprendre, comme ceux qui sont nés sourds, ou pour ne pouvoir les former, comme les muets.

Observation III. Il y a des propositions qui ne sont universelles que parce qu’elles doivent s’entendre de generibus singulorum, et non pas de singulis generum, comme parlent les philosophes, c’est-à-dire de toutes les espèces de quelque genre, et non pas de tous les particuliers de ces espèces. Ainsi l’on dit que tous les animaux furent sauvés dans l’arche de Noé, parce qu’il en fut sauvé quelques-uns de toutes les espèces. Jésus-Christ dit aussi des pharisiens, qu’ils payaient la dîme de toutes les herbes, decimatis omne olus[1], non qu’ils payassent la dîme de toutes les herbes qui étaient dans le monde, mais parce qu’il n’y avait point de sortes d’herbes dont ils ne payassent la dîme. Ainsi saint Paul dit : Sicut et ego omnibus per omnia placeo[2] ; c’est-à-dire qu’il s’accommodait à toutes sortes de personnes, juifs, gentils, chrétiens, quoiqu’il ne plût pas à ses persécuteurs, qui étaient en si grand nombre. Ainsi l’on dit d’un homme, qu’il a passé par toutes les charges, c’est-à-dire par toutes sortes de charges.

Observation IV. Il y a des propositions qui ne sont universelles que parce que le sujet doit être pris comme restreint par une partie de l’attribut ; je dis par une partie, car il serait ridicule qu’il fût restreint par tout l’attribut, comme qui prétendrait que cette proposition est vraie : Tous les hommes sont justes, parce qu’il l’entendrait en ce sens, que tous les hommes justes sont justes, et qui serait impertinent. Mais quand l’attribut est complexe, et a deux parties, comme dans cette proposition : Tous les hommes sont justes par la grâce de Jésus-Christ, c’est avec raison qu’on peut prétendre que le terme de justes est sous-entendu dans le sujet, quoiqu’il n’y soit pas exprimé ; parce qu’il est assez clair que l’on veut dire seulement que tous les hommes qui sont justes ne sont justes que par la grâce de Jésus-Christ : et ainsi cette proposition est vraie en toute rigueur, quoiqu’elle paraisse fausse à ne considérer que ce qui est exprimé dans le sujet, y ayant tant d’hommes qui sont méchants et pécheurs, et qui, par conséquent, n’ont point été justifiés par la grâce de Jésus-Christ. Il y a un très-grand nombre de propositions dans l’Écriture qui doivent être prises en ce sens, et entre autres ce que saint Paul : Comme tous meurent par Adam, ainsi tous seront vivifiés par Jésus-Christ[3] ; car il est certain qu’une infinité de païens, qui sont morts dans leur infidélité, n’ont point été vivifiés par Jésus-Christ, et qu’ils n’auront aucune part à la vie de la gloire dont parle saint Paul en cet endroit : et ainsi le sens de l’Apôtre est que, comme tous ceux qui meurent, meurent par Adam, tous ceux aussi qui sont vivifiés, sont vivifiés par Jésus-Christ.

Il y a aussi beaucoup de propositions qui ne sont moralement universelles qu’en cette manière, comme quand on dit : Les Français sont bons

  1. « Decimatis mentham, et ratam, et omne olus. » Saint Luc, xi, 42.
  2. I. Corinth., x, 133.
  3. I. Corinth., xv, 22.