Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/177

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Omnis, tout, avec une négation, fait aussi une proposition particulière, avec cette différence, qu’en latin la négation précède omnis, et en français elle suit tout : Non omnis qui dicit mihi, Domine, Domine, intrabit in regnum cœlorum[1]. Tous ceux qui me disent, Seigneur, Seigneur, n’entreront point dans le royaume des cieux. Non omne peccatum est crimen, tout péché n’est pas un crime.

Néanmoins dans l’hébreu, non omnis est souvent pour nullus, comme dans le psaume : Non justificabitur in conspectu tuo omnis vivens[2], nul homme vivant ne se justifiera devant Dieu. Cela vient de ce qu’alors la négation ne tombe que sur le verbe, et non point sur omnis.

Observation VI. — Voilà quelques observations assez utiles quand il y a un terme d’universalité, comme tout, nul, etc. Mais quand il n’y en a point, et qu’il n’y a point aussi de particularité, comme quand je dis, l’homme est raisonnable, l’homme est juste, c’est une question célèbre parmi les philosophes, si ces propositions, qu’ils appellent indéfinies, doivent passer pour universelles, ou pour particulières ; ce qui doit s’entendre quand elles sont sans aucune suite de discours, ou qu’on ne les a point déterminées par la suite à aucun de ces sens ; car il est indubitable qu’on doit prendre le sens d’une proposition, quand elle a quelque ambiguïté, de ce qui l’accompagne dans le discours de celui qui s’en sert.

La considérant donc en elle-même, la plupart des philosophes disent qu’elle doit passer pour universelle dans une matière nécessaire, et pour particulière dans une matière contingente.

Je trouve cette maxime approuvée par de fort habiles gens, et néanmoins elle est très-fausse : et il faut dire, au contraire, que lorsqu’on attribue quelque qualité à un terme commun, la proposition indéfinie doit passer pour universelle en quelque matière que ce soit : et ainsi, dans une matière contingente, elle ne doit point être considérée comme une proposition particulière, mais comme une universelle qui est fausse ; et c’est le jugement naturel que tous les hommes en font ; les rejetant comme fausses lorsqu’elles ne sont pas vraies généralement, au moins d’une généralité morale, dont les hommes se contentent dans les discours ordinaires des choses du monde.

Car qui souffrirait que l’on dît : Que les ours sont blancs, que les hommes sont noirs, que les Parisiens sont gentilshommes, les Polonais sont sociniens, les Anglais sont trembleurs ? Et cependant, selon la distinction de ces philosophes, ces propositions devraient passer pour très-vraies, puisque étant indéfinies dans une matière contingente, elles devraient être prises pour particulières. Or, il est très-vrai qu’il y a quelques ours blancs, comme ceux de la Nouvelle-Zemble ; quelques hommes qui sont noirs, comme les Éthiopiens ; quelques Parisiens qui sont gentilshommes ; quelques Polonais qui sont sociniens ; quelques Anglais qui sont trembleurs. Il est donc clair qu’en quelque matière que ce soit, les propositions indéfinies de cette sorte sont prises pour universelles,

  1. Saint Matthieu, vii, 21.
  2. Psalm. cxlii, 2.