Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/178

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mais que dans une matière contingente on se contente d’une universalité morale. Ce qui fait qu’on dit fort bien : Les Français sont vaillants, les Italiens sont soupçonneux, les Allemands sont grands, les Orientaux sont voluptueux, quoique cela ne soit pas vrai de tous les particuliers, parce qu’on se contente qu’il soit vrai de la plupart.

Il y a donc une autre distinction sur ce sujet, laquelle est plus raisonnable, qui est que ces propositions indéfinies sont universelles en matière de doctrine, comme, les anges n’ont point de corps, et qu’elles ne sont que particulières dans les faits et dans les narrations, comme quand il est dit dans l’Évangile : Milites plectentes coronam de spinis, imposuerunt capiti ejus[1] ; il est bien clair que cela ne doit être entendu que de quelques soldats, et non pas de tous les soldats. Donc la raison est qu’en matière d’actions singulières, lors surtout qu’elles sont déterminées à un certain temps, elles ne conviennent ordinairement à un terme commun qu’à cause de quelques particuliers, dont l’idée distincte est dans l’esprit de ceux qui font ces propositions : de sorte qu’à le bien prendre, ces propositions sont plutôt singulières que particulières, comme on pourra le juger par ce qui a été dit des termes complexes dans le sens, 1re partie, chapitre viii, et 2e partie, chapitre vi.

Observation VII. — Les noms de corps, de communauté, de peuple, étant pris collectivement, comme ils le sont d’ordinaire, pour tout le corps, toute la communauté, tout le peuple, ne font point les propositions où ils entrent, proprement universelles, ni encore moins particulières, mais singulières, comme quand je dis : Les Romains ont vaincu les Carthaginois ; les Vénitiens font la guerre aux Turcs ; les juges d’un tel lieu ont condamné un criminel, ces propositions ne sont point universelles ; autrement on pourrait conclure de chaque Romain qu’il aurait vaincu les Carthaginois, ce qui serait faux : elles ne sont point aussi particulières ; car cela veut dire plus que si je disais que quelques Romains ont vaincu les Carthaginois ; mais elles sont singulières, parce que l’on considère chaque peuple comme une personne morale, dont la durée est de plusieurs siècles, qui subsiste tant qu’il compose un État, et qui agit en tous ces temps par ceux qui la composent, comme un homme agit par ses membres. D’où vient que l’on dit, que les Romains qui ont été vaincus par les Gaulois qui prirent Rome, ont vaincu les Gaulois au temps de César, attribuant ainsi à ce même terme Romains d’avoir été vaincus en un temps, et d’avoir été victorieux en l’autre, quoiqu’en l’un de ces temps il n’y ait eu aucun de ceux qui étaient en l’autre : et c’est ce qui fait voir sur quoi est fondée la vanité que chaque particulier prend des belles actions de sa nation, auxquelles il n’a point eu de part, et qui est aussi sotte que celle d’une oreille, qui, étant sourde, se glorifierait de la vivacité de l’œil ou de l’adresse de la main.


  1. Saint Matthieu, xxvi, 29.