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CHAPITRE XX. — Des mauvais raisonnements que l’on commet dans la vie civile et dans les discours ordinaires.
Des sophismes d’amour-propre, d’intérêt et de passion.

» I. Si on examine avec soin ce qui attache ordinairement les hommes plutôt à une opinion qu’à une autre, on trouvera que ce n’est pas la pénétration de la vérité et la force des raisons, mais quelque lien d’amour-propre, d’intérêt ou de passion. C’est le poids qui emporte la balance, et qui nous détermine dans la plupart de nos doutes ; c’est ce qui donne le plus grand branle à nos jugements, et qui nous y arrête le plus fortement. Nous jugeons des choses non par ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais par ce qu’elles sont à notre égard ; et la vérité et l’utilité ne sont pour nous qu’une même chose.

» Il n’en faut point d’autres preuves que ce que nous voyons tous les jours, que des choses tenues partout ailleurs pour douteuses, ou même pour fausses, sont tenues pour très-certaines par tous ceux qu’une nation ou d’une profession, ou d’un institut ; car n’étant pas possible que ce qui est vrai en Espagne soit faux en France, ni que l’esprit de tous les Espagnols soit tourné si différemment de celui des Français, qu’à ne juger des choses que par les règles de la raison, ce qui paraît vrai généralement aux uns paraisse faux généralement aux autres, il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d’autre cause, sinon qu’il plaît aux uns de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres n’y ayant point d’intérêt en jugent d’une autre sorte.

» Cependant qu’y a-t-il de moins raisonnable que de prendre notre intérêt pour motif de croire une chose ? Tout ce qu’il peut faire, au plus, est de nous porter à considérer avec plus d’attention les raisons qui peuvent nous faire découvrir la vérité de ce que nous désirons être vrai ; mais il n’y a que cette vérité, qui doit se trouver dans la chose même indépendamment de nos désirs, qui doive nous persuader. Je suis d’un tel pays : donc je dois croire qu’un tel saint y a prêché l’Évangile. Je suis d’un tel ordre : donc je crois qu’un tel privilége est véritable. Ce ne sont pas là des raisons. De quelque ordre et de quelque pays que vous soyez, vous ne devez croire que ce qui est vrai, et que ce que vous seriez disposé à croire si vous étiez d’un autre pays, d’un autre ordre, d’une autre profession.

» II. Mais cette illusion est bien plus visible lorsqu’il arrive du changement dans les passions : car, quoique toutes soient demeurées dans leur place, il semble néanmoins à ceux qui sont émus de quelque passion nouvelle, que le changement qui ne s’est fait que dans leur cœur ait changé toutes les choses extérieures qui y ont quelque rapport. Combien voit-on de gens qui ne peuvent plus reconnaître aucune bonne qualité, ni naturelle, ni acquise, dans ceux contre qui ils ont conçu de l’aversion, ou qui ont été contraires en quelque chose à leurs sentiments, à leurs désirs, à leurs intérêts ? Cela suffit pour devenir tout d’un coup à leur égard téméraire, orgueilleux, ignorant, sans foi, sans honneur, sans conscience. Leurs affections et leurs désirs ne sont pas plus justes ni plus modérés que leur haine. S’ils aiment quelqu’un, il est exempt de toute sorte de défaut ; tout ce qu’ils désirent est juste et facile, tout ce qu’ils ne désirent pas est injuste et impossible, sans qu’ils puissent alléguer aucune raison de tous ces jugements que la passion même qui