Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/19

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les possède : de sorte qu’encore qu’ils ne fassent pas dans leur esprit ce raisonnement formel : je l’aime : donc c’est le plus habile homme du monde ; je le hais : donc c’est un homme de néant, ils le font en quelque sorte dans leur cœur ; et c’est pourquoi on peut appeler ces sortes d’égarements des sophismes et des illusions du cœur, qui consistent à transporter nos passions dans les objets de nos passions, et à juger qu’ils sont ce que nous voulons ou désirons qu’ils soient : ce qui est sans doute très-déraisonnable, puisque nos désirs ne changent rien dans l’être de ce qui est hors de nous, et qu’il n’y a que Dieu dont la volonté soit tellement efficace, que les choses sont tout ce qu’il veut qu’elles soient.

» III. On peut rapporter à la même illusion de l’amour-propre celle de ceux qui décident tout par un principe fort général et fort commode, qui est, qu’ils ont raison, qu’ils connaissent la vérité ; d’où il ne leur est pas difficile de conclure que ceux qui ne sont pas de leur sentiment se trompent : en effet, la conclusion est nécessaire.

» Le défaut de ces personnes ne vient que de ce que l’opinion avantageuse qu’elles ont de leurs lumières leur fait prendre toutes leurs pensées pour tellement claires et évidentes, qu’elles s’imaginent qu’il suffit de les proposer, pour obliger tout le monde à s’y soumettre ; et c’est pourquoi elles se mettent peu en peine d’en apporter des preuves : elles écoutent peu les raisons des autres, elles veulent tout emporter par autorité, parce qu’elles ne distinguent jamais leur autorité de la raison ; elles traitent de téméraire tous ceux qui ne sont pas de leur sentiment, sans considérer que si les autres ne sont pas de leur sentiment, elles ne sont pas aussi du sentiment des autres, et qu’il n’est pas juste de supposer sans preuve que nous avons raison, lorsqu’il s’agit de convaincre des personnes qui ne sont d’une autre opinion que nous que parce qu’elles sont persuadées que nous n’avons pas raison.

» IV. Il y en a de même qui n’ont point d’autre fondement, pour rejeter certaines opinions, que ce plaisant raisonnement : Si cela était, je ne serais pas un habile homme ; or, je suis un habile homme : donc cela n’est pas. C’est la principale raison qui a fait rejeter longtemps certains remèdes très-utiles et des expériences très-certaines, parce que ceux qui ne s’en étaient point encore avisés concevaient qu’ils se seraient donc trompés jusqu’alors. Quoi ! si le sang, disaient-ils, avait une révolution circulaire dans le corps ; si l’aliment ne se portait pas au foie par les veines mésaraïques ; si l’artère veineuse portait le sang au cœur ; si le sang montait par la veine cave descendante ; si la nature n’avait point d’horreur du vide ; si l’air étant pesant et avoir un mouvement en bas, j’aurais ignoré des choses importantes dans l’anatomie et dans la physique : il faut donc que cela ne soit pas. Mais pour les guérir de cette fantaisie, il ne faut que leur bien représenter que c’est un très-petit inconvénient qu’un homme se trompe, et qu’ils ne laisseront pas d’être habiles en d’autres choses, quoiqu’ils ne l’aient pas été en celles qui auraient été nouvellement découvertes.

» V. Il n’y a rien aussi de plus ordinaire que de voir des gens se faire mutuellement les mêmes reproches, et se traiter, par exemple, d’opiniâtres, de passionnés, de chicaneurs, lorsqu’ils sont de différents sentiments.

» L’esprit des hommes n’est pas seulement naturellement amoureux de lui-même, mais il est aussi naturellement jaloux, envieux et malin à l’égard des autres : il ne souffre qu’avec peine qu’ils aient quelque avantage, parce qu’il les désire tous pour lui ; et comme c’en est un