Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/180

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moins : car qui souffrirait que, sans autre préparation, et en vertu seulement d’une destination secrète, on dit que la mer est le ciel, que la terre est la lune, qu’un arbre est un roi ? Qui ne voit qu’il n’y aurait point de voie plus courte pour s’acquérir la réputation de folie, que de prétendre introduire ce langage dans le monde ? Il faut donc que celui à qui on parle soit préparé d’une certaine manière, afin qu’on ait droit de se servir de ces sortes de propositions, et il faut remarquer, sur ces préparations, qu’il y en a de certainement insuffisantes, et d’autres qui sont certainement suffisantes.

1o Les rapports éloignés qui ne paraissent point aux sens, ni à la première vue de l’esprit, et qui ne se découvrent que par méditation, ne suffisent nullement pour donner d’abord aux signes le nom des choses signifiées : car il n’y a presque point de choses, entre lesquelles on ne puisse trouver de ces sortes de rapports, et il est clair que des rapports qu’on ne voit pas d’abord ne suffisent point pour conduire au sens de figure.

2o Il ne suffit pas, pour donner à un signe le nom de la chose signifiée dans le premier établissement qu’on en fait, de savoir que ceux à qui on parle le considèrent déjà comme un signe d’une autre chose toute différente. On sait, par exemple, que le laurier est signe de la victoire, et l’olivier de la paix ; mais cette connaissance ne prépare nullement l’esprit à trouver bon qu’un homme à qui il plaira de rendre le laurier signe du roi de la Chine, et l’olivier du Grand Seigneur, dise sans façon, en se promenant dans un jardin : Voyez ce laurier, c’est le roi de la Chine ; et cet olivier, c’est le Grand Turc.

3o Toute préparation qui applique seulement l’esprit à attendre quelque chose de grand, sans le préparer à regarder en particulier une chose comme signe, ne suffit nullement pour donner droit d’attribuer à ce signe le nom de la chose signifiée dans la première institution. La raison en est claire, parce qu’il n’y a nulle conséquence directe et prochaine entre l’idée de grandeur et l’idée de signe ; et ainsi l’une ne conduit point à l’autre.

Mais c’est certainement une préparation suffisante pour donner aux signes le nom des choses, quand on voit dans l’esprit de ceux à qui on parle que, considérant certaines choses comme signes, ils sont en peine seulement de savoir ce qu’elles signifient.

Ainsi Joseph a pu répondre à Pharaon[1], que les sept vaches grasses et les sept épis pleins qu’il avait vus en songe, étaient sept années d’abondance ; et les sept vaches maigres et les sept épis maigres, sept années de stérilité ; parce qu’il voyait que Pharaon n’était en peine que de cela, et qu’il lui faisait intérieurement cette question : Qu’est-ce que ces vaches grasses et maigres, ces épis pleins et vides sont en signification ?

Ainsi Daniel répondit fort raisonnablement à Nabuchodonosor, qu’il était à la tête d’or[2] ; parce qu’il lui avait proposé le songe qu’il avait eu

  1. Genèse, xli.
  2. Daniel, xi.