Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/20

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que de connaître la vérité et d’apporter aux hommes quelque nouvelle lumière, on a une passion secrète de leur ravir cette gloire : ce qui engage souvent à combattre sans raison les opinions et les inventions des autres.

» Ainsi, comme l’amour-propre fait souvent faire ce raisonnement ridicule : C’est une opinion que j’ai inventée, c’est celle de mon ordre, c’est un sentiment qui m’est commode, il est donc véritable ; la malignité naturelle fait souvent faire cet autre qui n’est pas moins absurde : C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux ; ce n’est pas moi qui ai fait ce livre, il est donc mauvais.

» C’est la source de l’esprit de contradiction si ordinaire parmi les hommes, et qui les porte, quand ils entendent ou lisent quelque chose d’autrui, à considérer peu les raisons qui pourraient les persuader et à ne songer qu’à celles qu’ils croient pouvoir opposer. Ils sont toujours en garde contre la vérité, et ils ne pensent qu’aux moyens de la repousser et de l’obscurcir.

» Pascal qui savait autant de véritable rhétorique que personne en ait jamais su, portait cette règle jusqu’à prétendre qu’un honnête homme devait éviter de se nommer, et même de se servir des mots de je et de moi.

» C’est ce qui fait voir qu’un des caractères les plus indignes d’un honnête homme est celui que Montaigne a affecté de n’entretenir ses lecteurs que de ses humeurs, de ses inclinations, de ses fantaisies, de ses maladies, de ses vertus et de ses vices.

» L’esprit de dispute est encore un défaut qui gâte beaucoup l’esprit.

» On s’accoutume sans qu’on s’en aperçoive, à trouver raison partout, et à se mettre au-dessus des raisons, en ne s’y rendant jamais : ce qui conduit peu à peu à n’avoir rien de certain, et, à confondre la vérité avec l’erreur, en les regardant l’une et l’autre comme également probables. C’est ce qui fait qu’il est si rare que l’on termine quelque question par la dispute.

» VII. Il se trouve des personnes principalement parmi ceux qui hantent la cour, qui, reconnaissant assez combien ces humeurs contredisantes sont incommodes et désagréables, prennent une route toute contraire, qui est de ne rien contredire, mais de louer et d’approuver tout indifféremment ; et c’est ce qu’on appelle complaisance, qui est une humeur plus commode pour la fortune, mais aussi désavantageuse pour le jugement : car, comme les contredisants prennent pour vrai le contraire de ce qu’on leur dit, les complaisants semblent prendre pour vrai tout ce qu’on leur dit ; et cette accoutumance corrompt premièrement leurs discours, et ensuite leur esprit.

» IX. Entre les diverses manières par lesquelles l’amour-propre jette les hommes dans l’erreur, ou plutôt les y affermit et les empêche d’en sortir, il n’en faut pas oublier une, qui est sans doute des principales et des plus communes : c’est l’engagement à soutenir quelque opinion à laquelle on s’est attaché par d’autres considérations que par celle de la vérité ; car cette vue de défendre son sentiment fait que l’on ne regarde plus dans les raisons dont on se sert, si elles sont vraies ou fausses, mais si elles peuvent servir à persuader ce que l’on soutient : l’on emploie toutes sortes d’arguments bons ou mauvais, afin qu’il y en ait pour tout le monde ; et l’on passe quelquefois jusqu’à dire des choses qu’on sait bien être absolument fausses, pourvu qu’elles servent à la fin qu’on se propose.