Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/21

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Des faux raisonnements qui naissent des objets mêmes.

» I. C’est une opinion fausse et impie, que la vérité soit tellement semblable au mensonge, et la vertu au vice, qu’il soit impossible de les discerner ; mais il est vrai que dans la plupart des choses il y a un mélange d’erreur et de vérité, de vice et de vertu, de perfection et d’imperfection, et que ce mélange est une des plus ordinaires sources des faux jugements des hommes.

» On peut dire généralement que l’on n’estime dans le monde la plupart des choses que par l’extérieur, parce qu’il ne se trouve presque personne qui en pénètre l’intérieur et le fond : tout se juge sur l’étiquette, et malheur à ceux qui ne l’ont pas favorable !

» II. Entre les causes qui nous engagent dans l’erreur par un faux éclat qui nous empêche de la reconnaître, on peut mettre avec raison une certaine éloquence pompeuse et magnifique que Cicéron appelle abundantem sonantibus verbis uberibusque sententiis ; car il est étrange combien un faux raisonnement se coule doucement dans la suite d’une période qui remplit bien l’oreille, ou d’une figure qui nous surprend et qui nous amuse à la regarder.

» III. C’est un défaut très-ordinaire parmi les hommes de juger témérairement des actions et des intentions des autres, et l’on n’y tombe guère que par un mauvais raisonnement, par lequel en ne connaissant pas assez distinctement toutes les causes qui peuvent produire quelque effet, on attribue cet effet précisément à une cause, lorsqu’il peut avoir été produit par plusieurs autres ; ou bien l’on suppose qu’une cause qui, par accident, a eu un certain effet en une rencontre, et étant jointe à plusieurs circonstances, le doit avoir en toutes rencontres.

» IV. Les fausses inductions par lesquelles on tire des propositions générales de quelques expériences particulières sont une des plus communes sources des faux raisonnements des hommes. Il ne leur faut que trois ou quatre exemples pour en former une maxime et un lieu commun, et pour s’en servir ensuite de principe pour décider toutes choses.

» Il y a beaucoup de maladies cachées aux plus habiles médecins, et souvent les remèdes ne réussissent pas ; des esprits excessifs en concluent que la médecine est absolument inutile, et que c’est un métier de charlatan.

» V. C’est une faiblesse et une injustice que l’on condamne souvent et que l’on évite peu, de juger des conseils par les événements, et de rendre coupables ceux qui ont pris une résolution prudente, selon les circonstances qu’ils pouvaient voir, de toutes les mauvaises suites qui en sont arrivées, ou par un simple hasard, ou par la malice de ceux qui l’ont traversée, ou par quelques autres rencontres qu’il ne leur était pas possible de prévoir.

» VI. Mais il n’y a point de faux raisonnements plus fréquents parmi les hommes que ceux où l’on tombe, ou en jugeant témérairement de la vérité des choses par une autorité qui n’est pas suffisante pour nous en assurer.

» VII. Il est vrai que s’il y a des erreurs pardonnables, ce sont celles où l’on s’engage en déférant plus qu’il ne faut au sentiment de ceux qu’on estime gens de bien ; mais il y a une illusion beaucoup plus absurde en soi, ce qui est néanmoins très-ordinaire, qui est de croire qu’un homme dit vrai, parce qu’il est de condition, qu’il est riche ou élevé en dignité.