Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/251

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quels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matières que l’on traite ; et la partie de la logique qu’ils appellent invention n’est autre chose que ce qu’ils enseignent de ces lieux[1].

Ramus fait une querelle sur ce sujet à Aristote et aux philosophes de l’école, parce qu’ils traitent des lieux après avoir donné les règles des arguments, et il prétend contre eux qu’il faut expliquer les lieux et ce qui regarde l’invention avant que de traiter de ces règles.

La raison de Ramus est, que l’on doit avoir trouvé la matière avant que de songer à la disposer.

Or, l’explication des lieux enseigne à trouver cette matière, au lieu que les règles des arguments n’en peuvent apprendre que la disposition.

Mais cette raison est très-faible, parce qu’encore qu’il soit nécessaire que la matière soit trouvée pour la disposer, il n’est pas nécessaire néanmoins d’apprendre à trouver la matière avant d’avoir appris à la disposer : car, pour apprendre à disposer la matière, il suffit d’avoir certaines matières générales pour servir d’exemples ; or, l’esprit et le sens commun en fournissent toujours assez, sans qu’il soit besoin d’en emprunter d’aucun art ni d’aucune méthode. Il est donc vrai qu’il faut avoir une matière pour y appliquer les règles des arguments ; mais il est faux qu’il soit nécessaire de trouver cette matière par la méthode des lieux.

On pourrait dire, au contraire, que comme on prétend enseigner dans les lieux l’art de tirer des arguments et des syllogismes, il est nécessaire de savoir auparavant ce que c’est qu’argument et syllogisme ; mais on pourrait peut-être aussi répondre que la nature seule nous fournit une connaissance générale de ce que c’est que raisonnement, qui suffit pour entendre ce qu’on en dit en parlant des lieux.

Il est donc assez inutile de se mettre en peine en quel ordre on doit traiter des lieux, puisque c’est une chose à peu près indifférente ; mais il serait peut-être plus utile d’examiner s’il ne serait pas plus à propos de n’en point traiter du tout.

On sait que les anciens ont fait un grand mystère de cette méthode, et que Cicéron la préfère même à toute la dialectique, telle qu’elle était enseignée par les stoïciens, parce qu’ils ne parlaient point des lieux. Laissons, dit-il toute cette science, qui ne nous dit rien de l’art de trouver des arguments et qui ne nous fait que trop de discours pour nous instruire à en juger : Istam artem totam relinquamus quæ in excogitandis argumentis muta nimium est, in judicandis nimirum loquax[2]. Quintilien et tous les autres rhétoriciens, Aristote et tous les philosophes en parlent de même ; de sorte que l’on aurait peine à n’être pas de leur sentiment, si l’expérience générale n’y paraissait entièrement opposée.

On peut en prendre à témoin presque autant de personnes qu’il y en

  1. Aristote traite des lieux où l’on peut chercher des arguments dans la partie de l’Organon appelée Topiques. Cicéron a écrit un petit traité sur le même sujet.
  2. De Oratore, ii, 38.