Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/252

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a qui ont passé par le cours ordinaire des études, et qui ont appris de cette méthode artificielle de trouver des preuves ce qu’on en apprend dans les colléges ; car, y en a-t-il un seul qui puisse dire véritablement que, lorsqu’il a été obligé de traiter quelque sujet, il ait fait réflexion sur ces lieux et y ait cherché les raisons qui lui étaient nécessaires ? Qu’on consulte tant d’avocats et de prédicateurs qui sont au monde, tant de gens qui parlent et qui écrivent, et qui ont toujours de la matière de reste ; et je ne sais si on en pourra trouver quelqu’un qui ait jamais pensé à faire un argument a causa, ab effectu, ab adjunctis, pour prouver ce qu’il désirait persuader.

Aussi, quoique Quintilien fasse paraître de l’estime pour cet art, il est obligé néanmoins de reconnaître qu’il ne faut pas, lorsqu’on traite une matière, aller frapper à la porte de tous ces lieux pour en tirer des arguments et des preuves. Illud, quoque, dit-il, studiosi eloquentiæ cogitent non esse, quum proposita fuerit materia dicendi, scrutanda singula et velut ostiatim pulsanda, ut sciant an ad id probandum quod intendimus, forte respondeant[1].

Il est vrai que tous les arguments qu’on fait sur chaque sujet peuvent se rapporter à ces chefs et à ces termes généraux qu’on appelle lieux ; mais ce n’est point par cette méthode qu’on les trouve. La nature, la considération attentive du sujet, la connaissance des diverses vérités, les fait produire, et ensuite l’art les rapporte à certains genres, de sorte que l’on peut dire véritablement des lieux ce que saint Augustin dit en général des préceptes de la rhétorique. On trouve, dit-il, que les règles de l’éloquence sont observées dans les discours des personnes éloquentes, quoiqu’ils n’y pensent pas en les faisant, soit qu’ils les sachent, soit qu’ils les ignorent. Ils pratiquent ces règles, parce qu’ils sont éloquents ; mais ils ne s’en servent pas pour être éloquents : Implent quippe illa, quia sunt eloquentes, non adhibent ut sint eloquentes[2].

L’on marche naturellement, comme ce même Père le remarque en un autre endroit, et en marchant on fait certains mouvements réglés du corps ; mais il ne servirait de rien, pour apprendre à marcher, de dire, par exemple, qu’il faut envoyer des esprits en certains nerfs, remuer

  1. Institut. orat., v. 10.
  2. « In sermonibus atque dictionibus eloquentium, impleta reperiuntur præcepta eloquentiæ, de quibus illi ut eloquerentur, vel cum eloquenrentur, non cogitaverunt, sive illa didicissent, sive ne attigissent quidem. Implent quippe illa, quia eloquentes sunt ; non adhibent, ut sint eloquentes. » De Doctrina christiana, iv, 3.