Page:Arnauld et Nicole - Logique de Port-Royal, Belin, 1878.djvu/253

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

certains muscles, faire certains mouvements dans les jointures, mettre un pied l’un devant l’autre, et se reposer sur l’un pendant que l’autre avance. On peut bien former des règles en observant ce que la nature nous fait faire ; mais on ne fait jamais ces actions par le secours de ces règles ; ainsi on traite tous les lieux dans les discours les plus ordinaires, et l’on ne saurait rien dire qui ne s’y rapporte ; mais ce n’est point en y faisant une réflexion expresse que l’on produit ces pensées, cette réflexion ne pouvant servir qu’à ralentir la chaleur de l’esprit et à l’empêcher de trouver les raisons vives et naturelles, qui sont les vrais ornements de toute sorte de discours.

Virgile, dans le neuvième livre de l’Énéide, après avoir représenté Euryale surpris et environné de ses ennemis, qui étaient près de venger sur lui la mort de leurs compagnons que Nisus, ami d’Euryale, avait tués, met ces paroles pleines de mouvement et de passion dans la bouche de Nisus :

Me, me, adsum qui feci : in me convertite ferrum,
O Rutuli ! mea fraus omnis ; nihil iste, nec ausus,
Nec potuit : cœlum hoc, et sidera conscia testor :
Tantum infelicem nimium dilexit amicum[1].

C’est un argument, dit Ramus, a causa efficiente ; mais on pourrait bien juger avec assurance que jamais Virgile ne songea, lorsqu’il fit ces vers, au lieu de la cause efficiente. Il ne les aurait jamais faits, s’il s’était arrêté à y chercher cette pensée ; et il faut nécessairement que, pour produire des vers nobles et si animés, il ait non-seulement oublié ces règles, s’il les savait, mais qu’il se soit en quelque sorte, oublié lui-même pour peindre la passion qu’il représentait[2].

Le peu d’usage que le monde a fait de cette méthode des lieux, depuis tant de temps qu’elle est trouvée et qu’on l’enseigne dans les écoles, est une preuve évidente

  1. Énéide, IX, vers 427 et sqq.
  2. Le caractère de l’inspiration dans l’art est en effet la spontanéité. C’est seulement après que vient la réflexion. Le génie, comme la nature, crée la forme par le fond même, et non par des moyens extérieurs, par des artifices et des règles.